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dimanche 16 juin 2013

LA FEMME QUI A BEAUCOUP AIMÉ


(Luc 7, 36-50)

J'aime  beaucoup ce texte de l’évangile d’aujourd’hui.  Et je l'aime pour différentes raisons. Tout d'abord parce qu'il nous montre un Jésus entouré de femmes et à l'aise avec les femmes. Il les veut  près de lui dans ses voyages; il les veut  autour de lui au cours de sa mission. Les femmes qui le suivent comme des admiratrices, des amies, des collaboratrices, des aides. Elles le suivent ou plutôt entourent Jésus d’amour, de tendresse, de dévotion, d’abnégation, de reconnaissance. L'Évangile nous a même laissé les noms de certaines de ces femmes de l’entourage de Jésus : Marie Magdala, Jeanne, Suzanne et beaucoup d'autres qui l’assistaient  de leurs biens. C'est vraiment fantastique et en même temps révolutionnaire de voir  Jésus qui ne se laisse pas influencer par les attitudes, les tabous et les préjugés de  la société et de  la culture de son temps. Société et culture qui ne donnaient aucune importance aux femmes: les femmes ne pouvaient paraître en public, elles  n'avaient pas de droits, mais seulement des devoirs; elles n’étaient même pas considérées comme des personnes, mais comme des objets, des animaux de travail, comme la propriété de leurs maris, un peu comme il arrive aujourd’hui encore dans certains pays de culture et de religion musulmane.

En ce sens, Jésus est un révolutionnaire, un sauveur, un prophète aux idées nouvelles et libératrices et qui se situe à des années-lumière des idées du monde dans lequel il vivait. C'est Jésus de Nazareth qui a commencé, pour ainsi dire, le mouvement de libération et d'émancipation des femmes. Il a été le premier à proclamer que les hommes et la femme sont égaux devant Dieu et pour Dieu. C'est celui qui le premier a affirmé que devant Dieu les différences de sexe 
n’ont aucune importance, parce que autant la femme que  l’homme sont enfants de Dieu à part entière, avec la  même dignité, la même valeur, la même importance et  la même grandeur. C'est Jésus qui le premier a traité les femmes avec respect, déférence, courtoisie, attention, s'arrêtant pour leur parler, lorsqu’il les rencontrait sur la route ; en se montrant plein de   compréhension  sympathie, compassion, tendresse et amour, surtout quand ils les voyait abandonnées, persécutées, accusées, battues, malades, souffrantes, ne craignant  pas de briser avec le tabous et les préjugés de son époque.

Jésus n'a jamais restés indifférent à la souffrance et aux larmes d'une femme. La douleur des femmes l’atteignait  directement au cœur au point de le faire pleurer. Les femmes ont été pendant si longtemps  humiliés, opprimées, écrasées, exploitées, qu’on aurait dit que Jésus voulait mettre fin une fois pour toutes à leurs souffrances,  en enseignant à ses disciples à apprécier et à découvrir les merveilleuses richesses que ces créatures portent dans  leur cœur. 

Si Jésus est notre Sauveur et notre libérateur, il l’est d’une façon toute spéciale pour les femmes. Et si vous vous demandez pourquoi, dans notre monde occidental, la situation des femmes est si différente de celle qui existe dans beaucoup de Pays du Moyen Orient ou d’Asie… si vous vous demandez pourquoi, ici en Occident, les femmes vivent dans la liberté, dans le respect et la reconnaissance de leurs droits, de leurs capacités, de leur dignité et  de leur  égalité avec les hommes …si   vous vous demandez pourquoi, ici, il n 'y a officiellement pas de discrimination fondée sur la différences des sexes, et bien ... la  réponse est simple: parce que l'Occident, ayant adopté  la culture chrétienne, a  fait passer dans sa façon de penser et d’agir  les enseignements de Jésus de Nazareth sur les femmes. Et cet enseignement, après deux mille ans, a réussi à infiltrer, à influencer la législation de tous les gouvernements occidentaux.

J’aime beaucoup cet épisode de l’évangile
parce que je vois Jésus dorloté, bichonné, câliné par l’attention tendre et amoureuse de cette femme de mauvaise réputation. Mais Jésus s’en fiche éperdument de ce que cette femme est ou a pu être dans le passé. Il s’en fiche de ce que les autres peuvent bien penser d’elle. Ce que Jésus regarde, ce qui importe maintenant pour lui, est l'immense capacité d'amour que cette femme possède. Jésus ne regarde pas ses erreurs, ses irrégularités, sa vie peut-être très peu "exemplaire ". Chez cette  femme il ne voit que l’élan impétueux d’un  amour qui l’enveloppe de toute part ; il ne voit que la tendresse débordante dont cette créature semble être capable. Et c'est cela qui  le frappe et qui le fascine. Quelle différence d’attitude et de comportement entre cette femme et le pharisien!  Et il est facile de voir vers qui va la préférence de Jésus!

C’est le pharisien qui a invité Jésus. Ce pharisien est un  homme juste, droit , irréprochable. C’est un  homme de principes, qui observe méticuleusement toutes les prescriptions de la Loi. Il a le sens du devoir. Il est convaincu que l’on ne badine pas avec l’existence. La vie est quelque chose de sérieux et on ne peut pas se permettre de gaspiller son temps à batifoler, à folâtrer, à adopter des comportements superficiels ou inutiles comme jouer, s’amuser, plaisanter, rire, flirter, faire l'amour. En effet, tout ce qui de près ou de loin  lui rappelle le plaisir, l'amour ou le sexe, l’indispose et le fige dans une attitude de rejet et de réprobation.  Personnellement  jamais  il ne se permet un geste d'affection, un mot doux, un sourire de complicité, parce qu'il pense que la tendresse, la douceur et l'amour sont les symptômes de faiblesse chez un homme comme lui. En fin de compte ce pharisien est un homme «constipé», amer, obsessionnel,  fermé, égoïste, et une personne qui ne connait pas qu’est-ce que c’est que la joie de vivre.
 
Jésus semble dire: «Simon, que ta vie est triste. Tu penses  être un homme de valeur, intègre, irréprochable, mais tu fais pitié lorsque je compare ta vie à celle de cette femme. Et tu sais pourquoi? Parce que te ne sais pas aimer …et elle a de l’amour à revendre !  Vois-tu cette  femme? Je suis entré dans ta maison et tu ne m'as pas donné un peu d'eau pour laver mes pieds: mais elle a lavé mes pieds de ses larmes et les essuya  avec ses cheveux. Tu ne m’as pas donné l’accolade de bienvenue, elle, depuis que je suis entré, n'a pas cessé d'embrasser mes pieds. Tu n’as pas parfumé ma tête, elle a parfumé même mes pieds.

 Jésus  tente ici d'ouvrir une brèche dans le mur que le pharisien Simon a élevé entre lui et les autres, dans son obsession de protéger et de renforcer sa respectabilité. Jésus essaye d'atteindre le cœur du malheureux et peut-être de lui faire découvrir que dans la vie d’une personne il y a aussi les sentiments, les pulsions, les passions, les raisons du cœur et non seulement la nécessité du devoir, les obligations de la loi et les préceptes de la religion.

Jésus veut faire comprendre  au  pharisien  et à tous ceux qui lui ressemblent, que devant Dieu et pour Dieu,  valent plus les personnes qui, dans leur vie, se laissent guider par les élans de leurs cœurs, que celles qui obéissent  uniquement  aux préceptes froids de leur raison (souvent angoissées et  obsédées par les impératifs du devoir, de la probité et de la moralité). Jésus essaie de nous faire 
comprendre que c’est finalement l'amour qui donne valeur à la vie d'une personne et qui la rend agréable aux yeux de Dieu et des hommes.

Jésus cherche à faire comprendre à son ami Simon et à nous tous, que dans la vie il vaut mieux se tromper pour avoir trop aimé, plutôt que de se tromper pour ne pas avoir assez aimé. Jésus veut nous faire comprendre que dans la vie d’une personne mieux vaut un amour fautif, illicite, interdit, qu'une vie sans amour du tout.

Jésus veut nous faire comprendre que le monde ne sera jamais mauvais parce qu’il y a trop d'amour, ou  parce qu'il y a peut-être trop des gens qui s'aiment d’une façon peu correcte, peu orthodoxe, et peu catholique …mais que le monde ira mal, très mal s’il n'y a pas assez d’amour.


Car,
ce qui rend le monde meilleur, ce qui rend la vie plus agréable, ce qui rend les gens plus heureux, ce n’est pas tellement l’observance matérielle de la loi; ce n’est pas tant la fidélité au devoir accompli ou le respect scrupuleux de la morale et de la religion, mais l'amour que les êtres humains réussissent à se donner les un les autres. Même s'il s'agit d'un amour imparfait. Car l'amour, même imparfait, même irrégulier, même illicite ne produira jamais la haine et ne fera jamais la guerre. Tandis que la haine et la guerre peuvent  très bien être le résultat de l’observance scrupuleuse de la loi, du devoir et de la religion. Jésus a ici une phrase qui devrait nous faire réfléchir. Attirant l'attention sur la femme à ses pieds, il dit à Simon : « à cette femme Dieu pardonne toutes ses bêtises et ses erreurs,  parce que dans sa vie elle a beaucoup aimé"

Gravons bien profondément en nous ces paroles de Jésus et gardons les bien présentes à notre esprit lorsque nous sommes tentés de critiquer, de juger, de condamner, d'exclure les prostituées, les homosexuels, les personnes divorcées, ceux et celles qui vivent ensemble sans être mariés, ceux et celles qui gardent des relations secrètes avec des gens mariés, etc.! Si, dans ces situations que nous considérons fautives, condamnables, non-régulières, peu orthodoxe et certainement pas catholiques il y a de l'amour, s’il circule de l’amour… si, dans ces situations limites les gens sont plus heureux, plus épanouis et vivent une meilleure qualité de vie ... qui sommes-nous pour juger et condamner … si  Jésus nous dit que Dieu lui-même excuse, accepte et pardonne toujours tous ceux qui aiment? Apprenons de Jésus la tolérance, la magnanimité, la compréhension, le regard de compassion … devant les faiblesses de nos frères.

MB

LA PROSTITUÉE QUE JÉSUS A AIMÉ

LA PROSTITUÉE QUE JÉSUS AIMAIT  OU L’AMOUR QUI SAUVE

Cet épisode de l’évangile de Luc (7,36-50) est sans doute un des plus émouvants et des plus révolutionnaires de la littérature du NT. Il nous parle de femmes, de passion, de gestes de tendresse, d’accueil inconditionnel, de tolérance, d’acceptation des différences, de personnes qui ne vivent pas selon les normes, qui ne sont pas conformes à la loi, qui transgressent les convenances et qui pourtant ne sont pas jugées, ne sont pas condamnées, sont acceptées, sont pardonnées. Il nous fait entrevoir en chacun une bonté, une beauté, une grâce et une grandeur qui se cachent derrières les souillures et les laideurs que nous voyons dans les autres mais qui sont imaginées par nos préjugés, fabriquées par nos jugements haineux, par le sentiment de notre propre droiture et de notre propre intégrité. Ce texte nous parle d’amour qui fait grandir, qui fait vivre, qui rachète malgré tout et toujours. Il nous parle de la tendresse d’un contact qui ne contamine pas, mais qui au contraire purifie; d’une gratitude que la faute, l’erreur ou la transgression ne doivent jamais faire mourir; d’une espérance de justification et de salut qui n’est jamais refusée à personne et surtout pas à ceux et celles qui ont été capables d’aimer. Ce texte d’évangile nous parle d’une religion qui ne condamne pas, qui n’exclut pas, mais qui inclut, accepte, embrasse, aime, ouvre la porte à tous les maganés de la vie qui viennent frapper à sa porte. Ce texte est là pour nous faire voir comment doit ou devrait se comporter une personne qui a épousé les principes et l’esprit du prophète de Nazareth.

Simon, le pharisien, représente nous tous, nous, gens bien religieux, bien pratiquants, bien rangés, bien conformes, bien honnêtes, bien irréprochables, au moins extérieurement. Il représente un certain type de société bourgeoise qui a la hantise de  bien paraître, non pas parce qu’elle a à cœur  l’intégrité, mais parce que elle a une image à sauvegarder. Il représente aussi la posture de la religion établie, de l’institution ecclésiastique, de l’autorité cléricale, qui ont  l’assurance et le cran qui leur viennent de leurs dogmes, leurs lois, de leurs règlements, d’un droit canon, du guide d’un magistère infaillible qui sait ce qu’il faut faire pour plaire à Dieu, pour faire sa volonté; qui sait la différences entre le bien et le mal, entre le juste et le pécheur; qui connait ce qui est vrai et ce qui est faux; qui se croit du coté de Dieu; qui pense recevoir de Dieu une assistance spéciale pour dicter aux humaines le chemin vers le bien et leur salut.

À la table de ce pharisien, comme à la table de notre maison ou à celle de nos eucharisties dominicales, tous ne sont pas admis. Il y une ségrégation; il s’est établi une sélection: seuls les conformes ont le droit de s’y asseoir. On refuse les autres. Aujourd’hui ces autres s’appellent: les prêtres qui ont quitté, les divorcés remariés, les homosexuels, les femmes qui ont avorté et le personnel médical qui les a assistées… On a oublié que dans l’évangile il est dit qu’au  banquet de Dieu tous sont invités et que même et surtout les blessés et les estropiés de la vie qui se trouvent loin, dehors, dans la rue, sont instamment sollicités à prendre part au repas, afin que la salle du banquet soit pleine. (Mt.22,1-10; Luc 14,15-24)

Ici dans le récit évangélique d’aujourd’hui c’est la prostituée que l’on voudrait  jeter dehors. Ces gens religieux, pieux et observants pensent qu’elle n’a rien à faire parmi eux. Ce n’est pas sa place ici, dans cette réunion de gens honorables. Sa présence n’est pas seulement importune, déplacée, mais elle perturbe, contrarie, dérange. Elle empeste l’atmosphère satisfaite de ce repas bourgeois. C’est une personne à éviter, au moins publiquement, car elle incarne la luxure, donc le mal, le péché et sa proximité risque de contaminer leur pensées et de tâcher leur bonne réputation. Une personne religieuse, une personne qui va à la synagogue, à l’église, qui a la crainte de Dieu, est obligée de réprouver et à d’avoir en horreur une femme de ce genre, C’est une question de décence, c’est une question de principe, c‘est une question de morale !

Ici, personne ne cherche à comprendre les raisons, les circonstances, les contraintes existentielles, les conditionnements, la détresse qui ont déterminé les choix de cette femme et la condition dans laquelle elle se trouve. Ces gens ont tellement de préjugés sur les femmes; sont tellement endoctrinés par leurs croyances; ont tellement assimilés les impératif de leur morale; sont tellement conditionnés par leur conviction d’être dans la vérité et dans le droit chemin, qu’ils n’arrivent même plus à comprendre une chose pourtant très évidente: qu’une femme ne se prostitue jamais par plaisir, mais seulement par force ou par nécessité et que cela constitue toujours un drame et une brisure épouvantable dans sa vie et que donc sa responsabilité et, par conséquent, sa faute et son péché, sont inexistants aux yeux de Dieu.

C’est cela que Jésus veut faire comprendre à Simon. Par son attitude, il se situe donc aux antipodes du comportement de ceux qui l’entourent et l’évangile le présente comme le modèle de compréhension, d’acceptation, de tolérance, de bienveillance et de pardon, afin que ses disciples soient capables de faire de même.

Il y a aussi autres chose. Je pense que cette prostituée, habituée à vivre entourée de dédain, de sarcasmes, de vulgarités, de propos obscènes, d’insinuations lubriques, est la seule personne, dans l’évangile, qui a pu deviner, sentir, percevoir la beauté intérieure de Jésus et être certaine qu’elle pouvait l’approcher en toute confiance sans qu’il ne suspecte rien d’équivoque ni d’ambigu en elle et dans son comportement. Cette femme, dans son abjection, a eu la claire intuition de la qualité d‘âme de Jésus et elle a tout de suite compris qu’elle pouvait aller à lui avec la certitude qu’il l’aurait accueillie sans arrière pensées et qu’il aurait sympathisé avec elle, qu’il aurait vue en elle la femme amoureuse et repentante plutôt que la pécheresse dévoyée. Et de fait, Jésus se laisse faire et se laisse aimer.

Quelle leçon, mes chers amis, nous donne ici le Seigneur! Il fait vraiment l’apologie de l’amour. Il nous dit que seulement celui qui, comme lui, ne craint pas de familiariser avec le marginal et  le reprouvé et de se faire toucher par l’amour, seulement une telle personne est capable de devenir tolérante, accommodante, respectueuse compréhensive, au-delà et malgré toutes les différences. Lorsque nous repoussons, lorsque nous excluons, lorsque nous séparons, nous devenons des agents de ruptures, de divisions et de discriminations, au lieu  de créer harmonie, communion, unité, fraternité, comme le veut l’évangile de Jésus. Et cette femme qui aime, dans son péché, nous dit Jésus, est plus proche de Dieu, est plus conforme au plan de Dieu qui est amour, que tous ces gens religieux, mais qui, à cause de leur «sainteté», se «séparent» des autres et les refusent à leur table. Paradoxalement, la religion fait de ces gens des êtres «diaboliques», car ils font l’œuvre du «diabolos», du diable, qui dans la Bible est celui qui sépare, éloigne et divise. Trop de religion, finalement, déshumanise et nous perd.  

Ce texte vaut nous faire comprendre que pour Jésus l’amour même imparfait, même fautif, même non conforme, est plus apte à bâtir une meilleure humanité qu’une religion de rigoristes, d’intransigeants et de purs.



MB


lundi 10 juin 2013

LA MÈRE QUI FAISAIT MOURIR SON ENFANT


( Luc 7, 11-17)


Habituellement les prédicateurs utilisent le récit de la veuve de Naïm pour mettre en valeur la bonté, la sensibilité de Jésus qui ne peut pas rester indifférent devant la détresse et la douleur humaine et qui intervient avec sa puissance de «Fils de Dieu» pour soulager, guérir et sauver.

On peut cependant  interpréter cet épisode d’une autre façon, plus proche de notre vécu ordinaire. On pourrait  le présenter comme cela. Il était une fois, dans un petit village de Palestine appelé Naïm, un jeune couple marié qui s’aimait beaucoup. Lui voulait être pour elle un havre de sécurité et lui assurer protection, sérénité et bonheur. Elle faisait tout pour lui et le chérissait avec admiration, tendresse et reconnaissance. Ils ne pouvaient pas vivre l’un sans l’autre et ils se complétaient à merveille, comme seuls peuvent le faire ceux qui s’aiment profondément. En ce temps-là l’homme n’était pas seulement celui qui gagnait l’argent et pourvoyait ainsi aux besoins fondamentaux de sa famille, mais il était aussi pour son épouse pension de vieillesse et assurance sociale, dans le sens le plus littéral du mot.

Un jour cet homme meure et il laisse son épouse dans le dénuement et la détresse. En perdant son mari, cette femme a tout perdu, et le support de sa vie et sa raison de vivre. Dans la noirceur de cette précarité,  il ne lui reste qu’une petite lueur d’espoir: le fils que son homme lui a laissé. Nous pouvons nous imaginer cet enfant comme un garçon de douze-treize ans, puisque l’évangile le décrit comme un «jeune-homme ». Pour cette femme son fils deviendra le tout de sa vie. Il est maintenant sa consolation dans les moments de tristesse; il est sa compagnie dans les moments de solitude; il est surtout son assurance pour le futur. Dans quelques années, il sera celui que prendra soin d’elle. Il se mariera, il formera lui aussi une famille et elle le suivra partout  et lui prendra toujours soin d’elle et il remplacera son mari. Cet enfant devient donc, pour cette veuve désemparée, l’incarnation de tous ses espoirs, de toutes ses attentes. Il devient son futur, son unique et seul futur. L’alternative à cela ne pourrait être qu’une vie de déchéance et de privations.

 On comprend alors pourquoi cet enfant unique soit pour cette veuve, l’objet de toutes ses préoccupations, de ses anxiétés, de ses désirs, de ses expectatives, de tous ses calculs. Elle l’étouffe littéralement par ses attentes et ses exigences, en l’emprisonnant dans les filets de sa possessivité et de ses espoirs. À la longue, la présence de la mère est ressentie comme  quelque chose d’oppressif par ce jeune homme qui devrait se préparer à devenir un adulte indépendant, autonome et libre. On peut s’imaginer que ce garçon ait une envie folle d’être comme tous les autres copains qui folâtrent, courent et s’amusent, sans se sentir écrasés par le poids de devoirs et de responsabilités bien trop lourds à porter pour leur jeune âge. Chaque fois qu’il veut suivre ses amis, il se sent infidèle à sa mère. Chaque fois qu’il a envie de faire à sa tête, il a l’impression de trahir les besoins  et les plans de sa mère. Il ne vit pas de sa propre vie; il ne vit pas sa vie, mais il ne vit qu’en fonction de sa mère et il se sent mourir de culpabilité chaque fois qu’il cherche à avoir une existence autonome. Vivre ainsi, vivre à l’ombre de sa mère et avec le souci continuel de ne pas la décevoir, équivaut à ne pas se permettre une vie normale; signifie n’être plus à mesure de vivre vraiment par soi-même et pour soi-même. On peut dire que la mort du père a été aussi le début de la mort du fils; et que cet enfant se meurt avant encore d’avoir commencé à vivre. Car une vie qui n’en est plus une,  peut être comparée à une mort. C’est comme être déjà transporté dans un cercueil.

C’est ce cortège de déceptions, de souffrances, de tristesse et de mort que Jésus rencontre sur son chemin. Jésus, nous dit l’évangile, ne réussit pas à rester indifférent devant  le drame de cette famille et surtout devant le comportement de cette femme qui, sans le vouloir ni le savoir, a asséché et tué la vie de son enfant.  L’évangile nous dit que Jésus a tout de suite eu pitié de son état. Le texte de l’évangile nous fait aussi remarquer que Jésus intervient immédiatement pour arrêter tout cela. Il arrête le cortège funèbre de sa propre main. Ensuite il avance vers la femme et il lui dit résolument brusquement: «Femme, arrête de pleurer!». Je pense que ces mots n’expriment pas de la compassion. Jésus a dû plutôt les prononcer avec une certaine fermeté  et, peut-être  même,  avec une certaine dureté. On pourrait les traduire comme cela: «Chère Madame, je comprends votre état d’âme; je vois combien la situation que vous vivez vous fait souffrir: vous avez l’impression d’être totalement dépourvue et abandonnée. Cependant vous devez comprendre une chose: avec votre angoisse, votre tristesse, vos peurs et vos exigences, vous tyrannisez depuis des années votre fils. Arrêtez de pleurer sur votre sort! Si vous n’arrêtez pas de pleurer la mort de votre mari, en mettant toutes vos attentes sur les épaules de votre fils, vous l’étoufferez et vous l’empêcherez de vivre. Votre fils n’est pas votre propriété; vous n’avez pas le droit de vous en servir pour essuyer en continuation vos larmes. Il ne peut pas exister que pour vous. Vous le garderez seulement si vous êtes capable de vous en détacher et de le laisser aller son chemin. Ne pleurez plus sur le passé. Arrêtez de vous considérer dépendante des autres, car vous êtes en train d’étrangler les personnes sur lesquelles vous vous appuyez.»

Jésus s’approche ensuite de la civière du jeune-homme «mort» et il lui lance un ordre qui et résonne comme coup de fouet: «Débout, jeune-homme! Assez de te faire écraser ! Assez de ramper sous l’autorité oppressive et possessive de ta mère! Dans la vie il y a quelque chose de bien plus important que l’obéissance  aveugle; que la hantise de toujours plaire ou faire plaisir aux personnes desquelles on pense dépendre; il y quelque chose de mieux à faire qu’éviter le sentiment de culpabilité: c’est d’apprendre à vivre en première personne. Tu as droit à une vie personnelle et de choisir ton chemin. Personne ne peut t’imposer ses vues, ses plans, ses goûts  ses désirs ou te rendre responsable de la réalisation de ses attentes. Lève-toi, donc! Marche sur tes jambes! Vis ta vie comme tu l’entends! Commence à être vivant !»

Alors celui qui était mort se redressa et Jésus le rendit à sa mère vivant. Cette mère peut avoir à nouveau son fils, car ce fils maintenant ne lui appartient plus; et il ne lui appartient plus parce qu’il est finalement vivant. Quelle merveille que de penser que ce jeune  homme pourra  vivre dans la maison maternelle sans se sentir ni emprisonné, ni suffoqué par les exigences et les pressions de sa mère! Quelle merveille de pouvoir un jour voir cette mère heureuse d’avoir permis à son enfant de voler de ses propre ailes et de le voir avancer sur la route de son autonomie, de son indépendance et de sa liberté, enfin devenu une personne adulte et responsable! Ce fils rendu vivant, elle le recevra dans sa vie avec d’autant plus de bonheur qu’il sera maintenant à la hauteur d’être vraiment celui dans lequel elle pourra mettre son entière confiance.

Ce récit veut enseigner, à qui est capable de l’entendre, que Jésus est là pour nous aider à ressusciter de nos morts intérieures et à nous émanciper de nos dépendances et de nos esclavages pour nous conduire à vivre une existence humaine à l’enseigne de la liberté et du bonheur.

MB


(Méditation élaborée sur des réflexions de E. Drewermann