Rechercher dans ce blog

vendredi 21 février 2014

UNE NOUVELLE FAÇON DE COMPRENDRE L’INCARNATION DE DIEU

NOËL - LA MANIFESTATION DE DIEU DANS LE MONDE

UNE NOUVELLE FAÇON DE COMPRENDRE L’INCARNATION DE DIEU


Le monde occidental à partir du XVIIe siècle a subi une révolution culturelle d’une portée sans précédent qui l’a fait basculer de l’enfance à l’âge adulte; du Moyen-âge à l’époque moderne; d’une culture mythique à une culture scientifique; d’un univers dominé par la religion et la foi à un univers guidé par la rationalité, la technique et la science. Aujourd’hui, grâce au progrès des sciences et des connaissances, on n’a plus besoin de recourir, comme dans le passé, à l’«hypothèse-Dieu» pour expliquer le monde, la nature et les phénomènes naturels. Le monde moderne a pris conscience de l’autonomie du cosmos et de l’être humain. Il a donc définitivement abandonné la croyance en un monde mythique et surnaturel qui existerait au-dessus et au-delà de notre monde humain et où habiterait la divinité.

 Nous savons aujourd’hui qu’y il y quinze milliards d’années une explosion fulgurante (le big-bang) a donné naissance à l’Univers, au temps et à l’espace. Depuis lors se poursuit sans arrêt l’ascension du monde vers la complexité. À partir d’un vide subatomique initial se sont formés successivement les quarks et les électrons, les protons et les neutrons, les atomes, les étoiles et les galaxies. Une immense tapisserie cosmique tissée, composée de centaines de milliard de galaxies, faites chacune de centaines de milliards d’étoiles. Dans la banlieue d’une de ces galaxies, sur une planète proche d’une petite étoile, apparut l’homme, doué de conscience et d’intelligence, capable de comprendre l’Univers et de s’émerveiller devant son harmonie et sa fantastique beauté.
Nous savons maintenant que cet univers est régi par des lois physiques qui lui sont propres et qui surgissent de la nature même de sa constitution.

Les découvertes modernes de l’astronomie et de l’astrophysique nous ont appris que dans l’univers il n’y a ni de haut ni de bas, ni de droite ni de gauche et qu’il ne fait plus aucun sens de parler d’un Dieu en-haut, ni d’un enfer en-bas, ni d’une terre coincée entre les deux, comme le croyaient nos ancêtres. Pour les gens de la modernité, il n’y a donc plus de place pour un Dieu conçu comme un puissant monarque qui, du lieu secret de sa demeure, ferait tourner les huit sphères célestes (d’Aristote et de Ptolémée) autour d’une terre au centre de l’univers, aidé par une cohorte d’anges. Depuis longtemps la modernité a abandonné l’idée d’une super-entité «paternaliste», aux attributs humains poussés à l’infini, qui du haut de son trône veillerait sur le bien-être des humains. Cette conception anthropomorphique de Dieu est le produit d’une culture primitive dans laquelle l’ignorance, la peur et le besoin de sécurité ont joué un rôle prépondérant. Cette image de Dieu a joué son rôle. Elle a longtemps servi à satisfaire la curiosité et l’anxiété humaine; mais elle était une image provisoire, insuffisante et destinée à être inévitablement dépassée par les rythmes de l’évolution.

       Il n’y a plus de place aujourd’hui pour un Dieu conçu comme un gardien austère de la moralité et qui passerait son temps à surveiller les humains pour les punir ou les récompenser, selon la bonne ou la mauvaise qualité de leurs actions. Il n’y a plus de place pour un Dieu auquel il faut offrir adoration, culte et sacrifices pour en recevoir en échange protection et sécurité. La conception d’un Univers à trois étages chapeauté par la majesté d’un Dieu tout-puissant qui assure le bon fonctionnement de l’ensemble s’est effondrée à partir du XVIe siècle avec Galilée, Copernic et l’arrivée des sciences modernes. Cet effondrement est aussi le prélude de l’écroulement incontournable des religions traditionnelles qui ne sont finalement que la forme humaine et historique (organisée et guidée par des spécialistes) que la vénération de ce Dieu a pris au cours de l’histoire.

Cette représentation primitive et mythique de Dieu est pourtant celle qui est à la base de la formation des dogmes les plus fondamentaux de la religion chrétienne. Ces dogmes définissent la nature de Dieu et de Jésus de Nazareth. Ils ont été élaborés et fixés au cours des cinq premiers siècles, sous la pression des empereurs romains. Proclamés vérités divinement révélées et inaltérables, ils on été imposés de force par l’autorité impériale à tous les chrétiens, sous peine de bannissement, d’excommunication et de mort. La fixité et la rigidité des dogmes, gardés sous stricte surveillance par les autorités religieuses pendant plus de vingt siècles, ont rendu impossible une évolution dans la compréhension et l’expression de la foi chrétienne. Cela explique pourquoi dans l’Église officielle, il a été et il est si difficile de passer du Moyen-Âge à l’époque moderne, sans donner l’impression d’être un hérétique ou un subversif qui veut tout chambarder. Cela explique pourquoi, aujourd’hui encore, il y a tant de chrétiens qui continuent à garder dans le portefeuille de leurs croyances la vieille monnaie d’antan, même si elle a perdu depuis longtemps toute valeur. Cela explique pourquoi il y encore tant de chrétiens qui font semblant de croire à la vérité des énoncés dogmatiques, même si leur intelligence et leur esprit critique ne réussissent plus à les accepter. Se pourrait-il que dans la religion les croyants cherchent plus la sécurité que la vérité; et que la religion soit plus une affaire de sécurité que de vérité ?

Malgré les efforts considérables que les autorités ecclésiastiques ont déployés jusqu'à récemment pour sauver la présentation et la compréhension traditionnelles de la foi, le temps fait quand même son œuvre dans l’esprit des chrétiens. Les croyants des temps modernes, enrichis par les conquêtes de la technique, informés par les découvertes et éclairés par les connaissances des sciences modernes, ne sont plus capables d'adhérer à l’ancienne conception de Dieu que la religion a sédimentée dans ses dogmes. Leur nouvelle éducation les pousse maintenant à concevoir Dieu d’une toute autre manière; à l’exprimer avec d’autres concepts et d’autres représentations, qu’ils tirent du bagage de leurs nouvelles connaissances.

Ils préfèrent penser que Dieu n’est pas une entité, un être, mais qu’il est l’Être ou l’Énergie de l’être. Les croyants modernes sont maintenant plus enclins à penser que «ce» que nous appelons « Dieu», si Dieu il y a, n’a pas d’existence en dehors de ce qui existe. Et puisque, de toute évidence, cet Univers, visible et invisible est toute la réalité qui existe, ils en concluent que c’est dans cet Univers que Dieu est et que c’est dans cet Univers et non pas en dehors de lui qu’il faut le chercher. Mieux encore, ils soupçonnent que «Dieu» est ce qui existe et que donc l’Univers est, peut-être, la forme que Dieu prend pour exister; et que Dieu devient «reconnaissable» et «dicible » lorsque dans le cosmos apparaît une structure intelligente capable de le penser et de le dire.

      Ils préfèrent donner à Dieu des noms qui sont plus conformes à leur perception de la réalité et qui expriment, sans doute mieux leur nouvelle façon de ressentir et de comprendre sa nature, son action et sa présence dans le monde. Pour ces nouveaux croyants, Dieu est le «Mystère Originel», la «Réalité Spirituelle Originelle», «le Prodige ou Miracle Originel», «l’Essence profonde de ce qui existe», «la Source de l’être et de la vie», «le Fondement de l’être», la «Profondeur de la réalité», «Énergie ou Esprit d’Amour». Ils préfèrent concevoir Dieu surtout comme Énergie Amoureuse qui serait au fond de toute réaction, de tout mouvement, de toute transformation, de toute l’évolution de la réalité qui aboutit, grâce à la stupéfiante force de l’amour (union et attraction), à la naissance de la matière, de la vie, de l’homme, de l’esprit dans des êtres intelligents capables de tendresse et d’amour. La présence de l’amour est alors vue et comprise comme la plus stupéfiante incarnation du Mystère Originel dans notre monde. Le cosmos serait alors l’auto-expression du Mystère Originel. La création serait alors l’auto-révélation continuelle et progressive d’un Esprit  transcendant le cosmos, mais dans la forme duquel il se révèle. La création ne serait pas alors une intervention qui viendrait de l’extérieur donner naissance au monde, mais l’auto-manifestation du Miracle Originel qui agit de l’intérieur.


            À cause de l’impossibilité de penser Dieu avec les concepts d’autrefois, les gens de la modernité ne réussissent plus à prendre au sérieux le discours religieux qui persiste à considérer Dieu comme une entité singulière, personnelle et toute puissante qui intervient de l’extérieur ou de là-haut pour régler les problèmes de notre monde. Cette notion de Dieu est aujourd’hui totalement périmée.
La difficulté de prendre au sérieux les données traditionnelles de la foi chrétienne se manifeste d’une façon particulièrement aiguë lorsqu’il s’agit de prendre position face à la doctrine chrétienne concernant la nature divine de Jésus de Nazareth. En se basant sur les récits évangéliques de la naissance de Jésus, le chrétien devrait croire que Dieu serait descendu du ciel sur terre pour prendre un corps humain dans le ventre d’une femme qu’il aurait préalablement fécondée par son Esprit. L’enfant né de cette divine intervention, serait alors l’incarnation de Dieu sur terre. Cet événement merveilleux Dieu l’aurait accompagné d’apparitions d’anges, de chants célestes, de mouvement extraordinaire d’astres dans le ciel.

Ce récit évangélique n’est évidemment plus recevable aujourd’hui dans sa formulation littérale. Cependant, cela ne signifie pas qu’il ne nous transmette pas, dans un langage mythique, poétique et symbolique, une vérité qui, peut-être, gît et fermente depuis toujours au fond de la psyché humaine et qui cherche par tous les moyens à naître à la conscience.

            C’est ma foi en la réalité du mystère de l’incarnation de Dieu dans notre monde que je voudrais essayer d’expliquer et de présenter ici à partir d’une nouvelle perspective en m’appuyant sur les intuitions des chrétiens modernes et en réfléchissant sur les données qui nous viennent des acquis des sciences modernes.

Disons tout de suite que le concept d’«incarnation» de divinités est assez courant dans les cultures et les religions de l’humanité. L’universalité et la fréquence de ce mythe donne à penser que, peut-être, la notion d’un dieu qui devient homme est une intuition, une perception confuse mais réelle d’une réalité qui est comme encodée dans nos gènes, qui fait partie de l’inconscient collectif et des archétypes formés dans le cerveau humain aux origines de l’humanité. Il se peut que l’idée d’un Dieu qui se fait homme soit comme l’écho capté par notre cerveau d’une «mélodie secrète» qui se joue depuis longtemps dans l’univers et qui finalement a trouvé sa résonnance dans une structure vivante (l’homme) que l’Univers s’est expressément fabriqué dans ce but. Il existe aujourd’hui un courant de pensée (qui remonte aux philosophes de XVIe siècle et, en particulier, à Spinoza) qui voit dans le concept d’incarnation de Dieu non pas tant un article de foi religieuse, mais plutôt la réalité d’un processus physique à travers lequel le Mystère Originel (Dieu) prend corps dans l’Univers. Pour ces penseurs l’apparition d’une structure matérielle vivante, pensante et auto-consciente (l’homme ou autres créatures intelligentes sur d’autres planètes) est la conquête la plus spectaculaire de la transformation et de l’évolution de la matière vers la manifestation et l’incarnation du Mystère de Dieu dans le Cosmos (Cf. Philosophie Processuelle de Alfred North Whitehead)

Ces penseurs et ces philosophes croyants pensent découvrir dans les Forces qui bâtissent l’univers la présence d’une «Énergie» à travers laquelle Dieu ou la Source de l’être, se manifeste. Dieu serait cette «Énergie» qui, en se communiquant, prend corps, en «créant» l’Univers. Celui-ci apparaît alors comme une matérialisation de la nature profonde de Dieu, Énergie-Amour-qui se répand et crée des relations et des liens, ainsi que les formules mathématiques d’Einstein le confirment. Les équations d’Einstein nous révèlent en effet une équivalence parfaite entre l’Énergie et la Matière. Tous les phénomènes de physique atomique et quantique montrent également que la matière, dans ses ultimes composantes, n’est que relation, vibration, onde, éclat, lumière, force et énergie. Dans cette conception, Dieu serait l’essence la plus profonde et la loi ultime du cosmos et de l’être humain.

Une comparaison avec une sonate pour piano de Mozart, empruntée à Roger Lenaers, peut aider à mieux saisir cette nouvelle façon de concevoir Dieu comme Mystère Originel et Spirituel qui s’exprime dans le cosmos et qui se manifeste dans l’évolution de l’Univers. Ce magnifique et envoûtant tourbillon de sons et de vibrations de l’air qui constitue la sonate frappe nos tympans et à travers les chemins merveilleux de l’oreille interne et du nerf auditif, converti en impulsions électriques, vient atteindre et solliciter le cerveau humain. Grâce au cerveau, les sons et les vibrations deviennent non seulement audibles, mais ils se métamorphosent en une musique divine qui ravit et transporte. Or, tout ce processus peut être décrit et expliqué scientifiquement (même si cela reste toujours une énigme scientifique d'expliquer comment une excitation matérielle puisse être en même temps un phénomène de conscience). La sonate cependant est plus qu’une succession de vibrations à des fréquences différentes. Elle exprime, manifeste, donne consistance physique à une réalité qui, elle, est toute spirituelle et qui est, de toute évidence, bien existante: l’«inspiration» de Mozart. Dans la sonate pour piano, c’est vraiment l’«esprit» de Mozart qui s’incarne dans la matière. C’est véritablement son intériorité, qui se manifeste dans et sous cette forme de beauté. L’esprit de Mozart n’intervient pas de l’extérieur pour créer la musique, mais la merveille de la musique est l’esprit même de Mozart qui s’exprime et s’«incarne» dans le monde matériel. Personne évidemment ne pense que parler d’inspiration (ou d’esprit) à propos de la musique de Mozart soit quelque chose de fantaisiste ou de farfelu. L’inspiration, qui transforme des sons disparates en musique, c’est-à-dire en un tout harmonieux et absolument merveilleux, existe vraiment. Le miracle du son c’est l’esprit même qui s’exprime dans la matière. Ainsi, personne ne pense que le fait de reconnaître l’existence de cet «esprit» constitue un obstacle à l’explication scientifique du phénomène musical. Semblablement, l’Univers a sa propre structure matérielle et physique gérée par ses propres lois qui peuvent être connues et étudiées, et dont les résultats peuvent être analysés, mesurés, enregistrés. Cependant, cette structure matérielle n’est que la forme dans laquelle se manifeste et se déploie «l’inspiration», c'est-à-dire l’«esprit», l’«intériorité», la «profondeur spirituelle» du Mystère Originel (Dieu) pour être et pour se rendre perceptible à une conscience intelligente capable de tressaillir d’admiration et d’enchantement devant une beauté aussi sublime.

L’apparition de l’homme, créature intelligente dotée d’esprit, serait alors l’aboutissement d’un long travail de gestation de l’Univers, par lequel le Mystère Originel a mis en place les conditions de sa manifestation, de sa compréhension, de sa matérialisation ou, si l’on veut, de son «incarnation» dans le monde. Car à quoi bon Être, si l’on n’Est pour personne? À quoi bon l’existence d’une Énergie d’Amour qui accouche d’un «cosmos» merveilleux et intelligible, si jamais ne surgit, quelque part, l’émerveillement et une réponse amoureuse et intelligente? A quoi bon l’existence d’une Puissance d’Amour, s’il n’existe nulle part un vis-à-vis conscient capable de s’en éprendre et d’exulter de joie et de ravissement devant les manifestations sublimes de tant de beauté?

L’homme serait la forme matérielle la plus accomplie que l’Amour Originel a pu trouver pour se révéler, pour se faire connaître et reconnaître dans le cosmos. L’homme serait  la forme provisoire la plus haute et la plus accomplie de l’auto-expression du Mystère Originel. Dans cette vision, l’homme ferait partie de Dieu et de ce que Dieu est. Dieu serait partie de qui nous sommes et de ce que nous sommes. Dieu serait la dimension la plus profonde et la plus vraie de notre être, celle qui fait en sorte que nous soyons ce que nous sommes. Il se pourrait alors que l’attitude et la capacité humaine à saisir et à prendre conscience de Dieu et d’agir en conséquence constitue l’essence de ce que signifie que d’être humain.

Cette nouvelle façon de concevoir Dieu et son «incarnation» dans le monde semble être aussi la conviction du renommé astrophysicien et divulgateur Trinh Xuan Thuan qui dans son livre Le chaos et l’harmonie écrit ceci: «Je pense que notre capacité à comprendre l’univers n’est pas le résultat d’un heureux hasard. Elle a été «programmée» à l’avance, tout comme l’Univers a été réglé de façon extrêmement précise pour que la vie et la pensé émergent. L’existence de l’Univers n’a de sens que s’il contient une conscience capable d’apprécier son organisation, sa beauté et son harmonie…La capacité de notre cerveau à comprendre les lois naturelles n’est pas simplement un accidente de parcours, mais un reflet de l’intime connexion cosmique entre l’homme et le monde... L’Univers a engendré un être (homme) capable de le comprendre. Nous avons le don de comprendre parce que l’Univers n’est pas qu’une collection de particules de matière inerte. Il est la manifestation d’un principe infiniment plus subtil et élégant. L’Univers a un sens, et c’est l’homme (ou tout autre être intelligent dans d’autres planètes et d‘autres galaxies) qui, en le comprenant, lui confère ce sens…. La cosmologie moderne a découvert l’ancienne alliance entre l’Homme et le Cosmos. L’homme est l’enfant des étoiles, le frère des bêtes sauvages, le cousin des fleurs des champs; nous ne sommes que poussières d’étoiles. L’astrophysique nous révèle que l’apparition de la vie et de la conscience à partir de la soupe primordiale a dépendu d’un réglage extrêmement précis des lois de la Nature et des conditions initiales de l’Univers» (Éd. Fayard 1998, pp.429-430, 444).

Si à ce Mystère Originel, à cette Énergie-Amour-Profondeur-Créatrice-de-la Réalité nous convenons de donner le nom de «Dieu», alors nous pouvons dire, en toute vérité, que c’est Dieu lui-même qui cherche à prendre forme et à s’exprimer dans l’être humain. Et voilà que nous arrivons alors, mais par un autre chemin, à l’«incarnation» de Dieu dans le monde que nous trouvons exprimée dans les évangiles. Mais cette fois-ci l’incarnation de Dieu est comprise d’une façon totalement différente de celle proposée par la religion. Dans la religion chrétienne l’incarnation de «Dieu» est l’exécution d’un plan divin qui s’est réalisé en un jour bien précis de l’histoire, une fois pour toutes et en un seul représentant de la race humaine. Dans la nouvelle vision cosmique, le Mystère Originel est continuellement en procès de matérialisation et d’«incarnation», autant dans le cosmos que dans l’être humain. De sorte que dans l’être humain il s’incarne, non pas en unissant la structure biologique d’un corps animal à son mystère, comme s’il unissait à lui quelque chose qui existerait déjà en dehors de lui, mais c’est son Être Mystérieux qui, de l’intérieur, prend progressivement forme dans tous les êtres humains. C’est alors l’humanité dans son ensemble qui devient l’expression physique, matérielle, corporelle la plus perfectionnée du Mystère Originel dans le monde. 

On est donc devant une réelle «incarnation» de Dieu dans l’humanité et, par conséquent, dans l’Univers. Nous, les humains, nous ne sommes pas une âme spirituelle qui habiterait dans un corps, comme nous l’a enseigné la théologie classique, mais nous sommes une étincelle de la forme avec laquelle Dieu s'exprime soi-même dans la Réalité. Dieu appartient ainsi à la définition de notre être. Nous existons seulement dans la mesure de sa présence dans nos profondeurs et donc dans la mesure de notre capacité à aimer, puisque le Mystère Originel est essentiellement Amour. Si cela est vrai, il s'en suit que la fonction de notre apparition dans l’Univers n’est pas seulement celle d’être la conscience que le Mystère Originel a de lui-même, mais d’être aussi la forme auto-consciente que l’Énergie Originelle d’Amour s’est donnée dans le Cosmos ainsi que le moyen par lequel l’Amour Originel cherche à s’exprimer, à se propager et à transformer sa Création.

Devons-nous alors abandonner le récit évangélique de la naissance de Jésus présenté comme l’Emmanuel, le Dieu-avec-nous? Pas du tout! Au contraire! La nouvelle vision de l’incarnation de Dieu dans l’Univers permet de donner au récit chrétien de la naissance de l’enfant-Dieu dans la crèche de Bethléem, non seulement une portée symbolique d’une ampleur et d’une puissance extraordinaire, mais aussi une consistance existentielle bien plus réelle que celle qui nous parvient de l’interprétation catholique du conte de Noël. Dans cette nouvelle vision, la naissance de Jésus de Nazareth peut être considérée comme un des plus beaux accomplissements de Mystère Originel qui prend corps dans l’Univers et comme une des plus parfaites manifestations de la prise de conscience que l’humanité a eue de sa présence.

Pour les chrétiens modernes, cette nouvelle manière de comprendre l’Incarnation de Dieu fait de l’Homme de Nazareth une des pointes les plus sublimes dans l’histoire de l’évolution cosmique. Elle leur permet de voir aussi sous une toute autre lumière la figure de Jésus, de mieux saisir le mystère de sa personne et de réagir autrement devant le contenu de son message, puisqu’ils savent de quelle Source il jaillit et de quelle musique il leur transmet la mélodie. À la lumière de cette nouvelle compréhension, l’Homme de Nazareth apparaît au chrétien comme le franchissement d’une étape décisive et fondamentale du long voyage du Cosmos vers la prise de conscience de l’existence dans ses entrailles d’un Mystère d’Amour qui lui donne tout son sens. Jésus apparaît comme une réalisation admirable de ce Mystère qui, en lui et à travers lui, se dit et s’exprime dans le monde de la façon la plus claire et la plus complète. En effet, lorsque Jésus parle de Dieu; il ne parle que de cet Amour qui l’habite, qui le transfigure et qu’il appelle Dieu-Père, parce qu’il sait qu’il l’a généré, ainsi qu’il a généré tous les autres humains, ses frères.

Si l’apparition de l’homo-sapiens sur une minuscule planète a été un accomplissement important de l’auto-révélation du Mystère Originel dans la matière; et si Jésus de Nazareth constitue, pour les chrétiens, un prototype particulièrement signifiant de la présence et de l’action de ce Mystère dans le monde, il faut cependant dire que le Nazaréen n’en est pas l’unique prototype. L’Énergie d’Amour qui a été capable de conduire l’évolution de l’Univers jusqu'à l’apparition d’une humanité capable de la reconnaître et de la contenir, agit maintenant en elle avec un tel déchaînement, une telle impétuosité, une telle frénésie et une telle exubérance de manifestations, qu’elle donne l’impression d’être comme empressée de faire surgir un peu partout les signes de sa richesse et les traces de sa présence. C’est comme si cette magnifique symphonie, cachée depuis la nuit des temps dans les profondeurs du cosmos, se réjouissait d’avoir finalement trouvé les artistes capables de l’exécuter et de la faire retentir. C’est comme si «la mélodie secrète» de l’Univers avait finalement produit les oreilles capables de l’écouter et les cerveaux capables de l’interpréter. C‘est comme le débordement d’une surabondance dans un récipient trop exigu pour la contenir.

Ce débordement a fait surgir toutes ces personnalités extraordinaires qui ont marqué l’histoire de l’Humanité et qui constituent des crêtes sublimes à travers lesquelles se rend particulièrement visible, tangible et intelligible la présence du Mystère Originel qui imprègne tout de ses virtualités. Ces phénomènes humains, pour n’en nommer que quelques uns, s’appellent Siddhartha Gautama, Platon, Paul de Tarse, Dante Alighieri, Giordano Bruno, Galileo, Leonardo, Jean de la Croix, Thérèse d’Avila, Spinoza, Isaac Newton, Pascal, Mozart, Beethoven, Darwin, Louis Pasteur, James Maxwell, Max Planck, Albert Einstein, Martin Luther King, Gandhi, Teresa de Calcutta, Mandela ….

Ces hommes et ces femmes ont été pour l’humanité comme l’explosion d’une supernova qui a ensemencé le monde du contenu fabriqué dans ses profondeurs, en permettant ainsi au Mystère Originel d’accomplir des avancées nouvelles sur le chemin de son auto-révélation et de son incarnation dans l’Univers. Ces maîtres ne sont pas hors du Mystère Originel; ils sont dans, ou plutôt, ils sont le Mystère Originel. Dans ces chefs-d’œuvre d’humanité, le Mystère Originel montre à notre monde quelques-uns des traits les plus caractéristiques de son visage et quelques facettes de la richesse infinie de son Esprit. Il écarte brièvement le voile qui le cache, pour que, grâce à ces modèles d'humanité, tous puissent s’étonner des merveilles qu’ils ont entrevues. A travers les humains le Mystère Originel se donne à connaître comme Esprit, Énergie, Lumière, Intelligence, Ordre, Loi, Poésie, Harmonie, Mélodie, Symphonie, Beauté… Mais pour nous, les chrétiens, c’est surtout à travers Jésus de Nazareth que le Mystère Originel que nous appelons Dieu a fait connaître la caractéristique la plus constitutive de son Être, en se manifestant comme Amour.


Le phénomène «Jésus de Nazareth» assume pour les chrétiens modernes une fonction et une importance fondamentales. Il existe pour nous faire comprendre que c’est dans la perfection de notre humanité que Dieu s’exprime. Il nous enseigne que dans la mesure où nous sommes capables de construire notre humanité, dans cette même mesure nous manifestons la présence de Dieu dans l’Univers. Jésus nous dit que plus nous sommes humains, plus nous sommes semblables à Dieu; et inversement, que plus nous sommes semblables à Dieu, plus nous sommes humains. Jésus nous annonce que Dieu est part de nous et que nous sommes part de Dieu. C’est grâce à lui que nous savons maintenant que le rôle de la religion n’est pas de nous rendre plus pieux, plus religieux ou de nous établir dans un état de sécurité et de confort face aux angoisses et aux peurs de l’existence, mais de nous rendre plus humains. C’est grâce à Jésus que nous avons compris que la fonction de la foi n’est pas de nous pousser à croire à l’incroyable, mais de nous pousser à vivre pleinement notre humanité. Après Jésus, le but de la foi n’est plus de convertir, mais de transformer le monde afin que chaque vie puisse avoir une meilleure chance d’être vécue pleinement pour être ainsi en communion avec la Source de la Vie. Après Jésus, le but de la foi est d’entraîner le croyant à aimer, toujours, sans calculer, pour être en communion avec la Source de l‘Amour qui aime gratuitement et avec profusion. Après Jésus, le but de la foi est de pousser le croyant à trouver le courage d’être ce qu’il doit être, fin qu’il soit en communion avec la Source de l’être.


La nouvelle façon de concevoir et de comprendre Dieu permet de voir la personne et la mission de Jésus de Nazareth sous une toute autre lumière et d’avoir aussi une toute autre compréhension, bien plus profonde et existentiellement plus enrichissante, du sens de sa naissance et de sa présence dans notre monde. Le chrétien moderne voit en Jésus la manifestation concrète de ce que Dieu veut réaliser dans le mode; son expression humaine la plus réussie. L’humanité de Jésus devient exemplaire, modèle et source d’inspiration pour tous ceux qui aspirent à atteindre un comportement humain de qualité. Jésus ne nous apparaît plus comme la forme humaine d’une divinité venue d’ailleurs visiter provisoirement notre monde sous un semblant d’humanité; mais plutôt comme un homme exceptionnel qui plus que quiconque et, sans doute, mieux qui quiconque, a pris conscience que tout son être, toute sa personne, toute sa vie n’étaient que la manifestation d’une Énergie d’Amour qu’il appelle «Dieu-Père» et qui est partout à l’œuvre dans le monde, mais surtout à l’intérieur de chaque être humain.

C’est surtout l’évangéliste Jean qui a été capable de nous transmettre et de nous décrire la conscience que Jésus de Nazareth a eu du mystère divin qui l’habitait et qu’il a ressenti et découvert dans les profondeurs de son être. Dans les écrits de Jean, Jésus apparaît comme le premier individu de notre race qui a pris pleinement conscience qu’en lui Dieu se révélait, se manifestait, parlait, se disait, au point qu’il en était comme la Parole devenue «chair». Le Jésus de Jean est l’homme qui a pris conscience d’avoir été comme généré par Dieu, d’en posséder l’Esprit et de pouvoir ainsi se considérer son «fils» et l’appeler « Père!»; et de pouvoir affirmer que lui et le Père ne font qu’un, étant donné que Dieu était en lui et que lui était en Dieu. C’est pour souligner cette unité et cette intimité de Jésus avec Dieu, que l’évangile de Jean attribue à Jésus des caractéristiques presque divines. Le Jésus de Jean nous assure que ce que lui est, tous le sont également; que ce qui se passe en lui, peut également se passer en tous, car son Dieu est aussi notre Dieu; son Père est aussi notre Père. L’Esprit qu’il possède est pareillement donné à tous, agit en tous et tous peuvent s’en abreuver, s’ils sont capables de descendre en eux-mêmes et de puiser à la source divine qui jaillit dans les profondeurs de leur personne.

D'après Jean, Jésus a compris que Dieu n’est pas une Réalité extérieure, mais intérieure à l’homme et que de sa vitalité et de sa richesse celui-ci peut retirer toute l’énergie spirituelle et la lumière dont il a besoin pour se bâtir et pour grandir en tant que personne humaine et fils de Dieu. Ici, Jésus est le premier homme qui a compris et qui a enseigné que la mesure de notre humanité est celle de notre attention et de notre ouverture aux appels du Mystère Divin qui nous habite.

Si Jésus apparaît donc au chrétien moderne comme le lieu d’une manifestation toute particulière du Mystère Originel dans l’Univers, il faut toutefois souligner que tout être humain est également le lieu de l’incarnation de Dieu dans le monde. Le chrétien moderne croit alors que dans le Maître de Nazareth la présence du Mystère Divin a déclenché une réaction, une vibration et une résonance d’une puissance exceptionnelle et unique qui ont fait de lui l’homme parfait qu’il a été. Jésus a été capable de se laisser emporter totalement et sans réserve par le courant d’Énergie Divine qui le possédait. C’est pourquoi en Jésus cette Énergie Divine a accompli des merveilles. De sorte que l’on peut dire, qu’en Jésus, Dieu a produit son plus beau chef-d’œuvre, a pris son plus beau visage et a créé la meilleure réalisation de son incarnation. En Jésus, Dieu a créé, pour ainsi dire, un des modèles les plus accomplis d’humanité dans lequel il a pu se révéler de la façon la plus pleine et la plus complète. Il est l’homme à l’état le plus parfait parce qu’il incarne la présence de Dieu dans l’Univers de la façon la plus parfaite.

Si Dieu, Mystère Originel, est essentiellement Énergie d’Amour qui cherche à se communiquer et à produire dans l’Univers une conscience intelligente capable de se rendre compte et de se laisser affecter par sa présence; si l’humanité est la forme matérielle que le Mystère Originel se donne dans l’Univers,  ne peut-on pas alors en conclure que l’être humain est la forme matérielle que l’Amour se donne pour s’exprimer et pour se diffuser d’une façon consciente dans le Cosmos? Ne peut-on pas dire que dans l’être humain l’amour acquiert une force et une prépondérance tellement grandes qu'il semble n’être là que pour aimer? Et que s’il échoue à cette tâche, il perd autant son humanité que la raison de son existence dans le monde? Ne peut-on pas dire que sans l’Amour, l’humain devient un non-humain et donc un avorton inutile que l’Univers n’hésitera pas à éliminer? Ne peut-on pas affirmer alors que plus intensément nous aimons, plus profondément nous nous encrons en Dieu? Et que plus nous manifestons Dieu dans notre vie, plus parfaitement nous bâtissons notre humanité? Ne peut-on pas en conclure que, par contre, dans la mesure où nous n’aimons pas ou nous aimons mal ou pas assez, nous n’agissons plus selon notre nature et qu’alors nous nous détruisons en tant qu’humains, avec le milieu que nous habitons ? Ne peut on pas dire aussi que c’est en Jésus de Nazareth que Dieu a produit le capteur, le catalyseur, le condensateur le plus puissant de cette Énergie d’Amour et le miroir le plus transparent à travers lequel elle se réfléchit, s’irradie et se diffuse dans notre monde?

Pour le chrétien, c’est en Jésus que l’Amour a laissé la trace la plus profonde, la plus visible et la plus bienfaisante de sa présence. Jésus est le fils de cet Amour (Col. 1,13). Jésus nous fait comprendre non seulement que l’Amour vient de Dieu et qu’il est l’autre nom de Dieu, mais que l’Amour est aussi la raison de la présence des humains dans l’Univers. C’est encore Jean qui, à partir de sa réflexion sur la personne de Jésus, a eu la meilleure intuition et la meilleure intelligence de la fonction de l’Amour dans la vie du Maître et dans la vie de tout être humain. Il écrit : «L’amour vient de Dieu et quiconque aime est né de Dieu et parvient à la connaissance de Dieu. Qui n’aime pas n’a pas découvert Dieu, puisque Dieu est amour. Voici comment s’est manifesté l’amour de Dieu au milieu de nous: Dieu a envoyé son fils dans le monde… Dieu personne ne l’a jamais vu. Mais si nous nous aimons les uns les autres, Dieu demeure en nous et son amour atteint en nous sa perfection… Nous avons reconnu et nous avons cru que l’amour de Dieu est parmi nous. Dieu est amour: celui qui demeure dans l’amour demeure en Dieu et Dieu en lui. Ce que nous sommes dans ce monde est à l’image de ce que Jésus est lui-même…» (1 Jn. 4,11-18).

Jésus s'est donné comme mission d’amener ses disciples à découvrir le Dieu-Amour à l’intérieur d’eux-mêmes, afin, qu’à leur tour, ils puissent se laisser entraîner et transporter par Lui et devenir ainsi porteurs et instruments de l’Amour dans le monde. En priant  Dieu pour ses disciples, Jésus lui dit ceci :«Je leur ai fait connaître ton nom, afin que l’Amour dont tu m’as aimé soit aussi en eux» (Jn.17,26). Lorsque Jésus agit, il ne fait que se laisser conduire par le Mystère d’Amour qui l’habite. C’est pour cela que tout ce qu’il fait porte la marque de l’Amour et en est une manifestation. De sorte que l’on peut vraiment affirmer que dans l’Homme de Nazareth l’Amour a pris corps et qu’en lui le Dieu-Amour s’est véritablement incarné dans notre monde.

 Lorsque les chrétiens célèbrent Noel, c'est tout ce magnifique et merveilleux  mystère qu'ils évoquent. 



MB



P.S.:
Dans cette vision des choses, le Mystère Originel est évidemment compris comme une réalité non-personnelle. Mais réalité non-personnelle ne signifie pas impersonnelle. En effet le concept de «personne» est une catégorie de la pensée humaine qui individualise et limite dans le temps et l’espace un être humain donné. Cette catégorie, de toute évidence, ne peut pas être appliquée à Dieu, si on le conçoit comme Énergie d’Amour, comme Source de Vie qui coule et circule dans tout ce qui est vivant et qui, dans l’Univers, atteint la conscience de soi seulement dans l’être humain. Pour moi, humain, cette vie que je possède, je la vis en Dieu et Dieu vit sa vie en moi et par moi. Et cela n’a rien d’impersonnel; au contraire, cela peut constituer l’expérience personnelle la plus exaltante. De sorte que plus je vis ma vie en plénitude, plus Dieu se manifeste dans ma vie et dans le monde. Et lorsque, au soir de mon existence, la matière de mon corps, affaiblie par l’usure du temps, ne sera plus capable de retenir la vie, celle-ci ne s’échappera pas définitivement; mais elle sera seulement réabsorbée pour toujours par la Source d’où elle a coulé et qu’elle a contribué à rendre plus luxuriante. Ma mort sera comme la feuille qui s’est détachée de la branche, non pas pour se perdre dans le vide ou le néant, mais pour se confondre avec le terreau duquel l’arbre continuera à tirer sa vie. Je serai repris dans le Courant ou la Sève de Vie qui a fait surgir l’arbre ainsi que toute la forêt.


mardi 4 février 2014

LA DOCTRINE DU PÉCHÉ DANS LA RELIGION CHRÉTIENNE

LE PÉCHÉ, LA CULPABILITÉ ET LA VIOLENCE DANS LA RELIGION CHRÉTIENNE 
(2014)

La religion chrétienne est basée sur le postulat que l’homme est un être perdu et qu’il doit être sauvé. Cet axiome soutient tout l’enseignement théologique et la doctrine morale de l’Église. Ce qui perd l’homme est son «péché». La notion de péché a toujours suscité en moi beaucoup de questions et de perplexités que je veux ici partager avec vous. Il va sans dire qu’il s’agit là de réactions personnelles et que chacun de vous a le droit à ses propres convictions sur cette question.

Aujourd’hui, au lieu de vous faire une homélie, j’ai envie de m’ouvrir à vous et de partager avec vous comment j’ai personnellement réagi au cours de ma vie face à la doctrine chrétienne du péché.

Je commence par vous faire une confession qui peut-être vous surprendra: je  n’ai jamais aimé Dieu. Par là, j’entends le Dieu de ma religion; le Dieu que l’on m’a fait connaître depuis que j’étais jeune enfant et dès que j’ai commencé à fréquenter l’église; le Dieu que, plus tard, mes éducateurs, sans jamais se démentir, m’ont présenté tout au long de ma formation religieuse: au catéchisme, à l’église, au collège, au séminaire, à l’Université en théologie.

Depuis mon enfance ce Dieu m’a toujours intrigué. Il m’a toujours fait problème. Je me suis toujours demandé pourquoi il était comme ça; pourquoi un Dieu pouvait être comme ça, c’est-à-dire, tel que mes éducateurs me le décrivaient. Je n’ai jamais été capable de l’accepter. J’ai même souhaité qu’il n’existe pas. Il m’a toujours fait peur. Je me demande maintenant si je ne suis pas devenu prêtre à cause d’un désir inconscient de me rendre agréable à ses yeux, de lui plaire, de gagner sa sympathie, sa faveur, son amitié et, pourquoi pas, son amour. Je me souviens que lorsque, jeune enfant de 8 ans tout innocent et tout naïf, je me suis présenté au catéchisme, la première chose que sœur Rosa (notre catéchiste) nous a annoncé c’est qu’elle allait avant tout nous préparer à notre première confession. Car il était très important de commencer le catéchisme avec une bonne réconciliation avec Dieu, en allant tout de suite lui demander pardon pour nos péchés. «Les péchés? C’est quoi ça?». Je me souviens comme si c’était hier de ma réaction. «Oui, tes péchés, mon garçon! Nous sommes tous des pécheurs…!» renchérissait  la sœur. 

Pendant toute la catéchèse sœur Rosa a pris tout son temps pour nous introduire dans les horreurs du péché ainsi que dans la peur de Dieu. Je me souviens que j’ai vécu la période de ma catéchèse sous l’impression que la sœur prenait un plaisir malin à nous surprendre et à nous effrayer avec ses descriptions des dangers et des catastrophes qui menaçaient continuellement notre âme. Elle n’arrêtait pas de nous répéter que le péché nous le portions en dedans de nous, qu’il nous collait à la peau; qu’il faisait partie de nous, de notre nature, que nous étions fondamentalement des  pécheurs, nés dans et avec le péché. Devant nos bouches ouvertes par l’étonnement et nos yeux écarquillés comme des plats par l’horreur, la sœur renchérissait: «Oui les bébés naissent tous avec le péché. Ils paraissent beaux et adorables à l’extérieur, mais au dedans, mes chers amis, quel affreux spectacle! Ils sont pourris par le mal qui les ronge et les contamine. Ils sont comme de petits monstres. Dieu ne réussit ni à les accepter ni à les aimer, tant qu’ils ne sont pas guéris et libérés de ce terrible virus appelé le péché originel par le baptême… et si par hasard un bébé meurt sans le baptême, Dieu refuse de l’accepter dans son paradis». «Mais attention!! - nous disait la sœur dans un souci de faire de nous des chrétiens avertis et  vigilants - le baptême tue le virus du péché originel, mais vous restez toute votre vie des personnes affaiblies par les dégâts qu’il a causé à votre système immunitaire…Ce virus a déposé en vous le goût, l’attrait du péché. Il vous a inoculé le penchant, la tendance, la propension à faire le mal. Il vous a rendu méchants. C’est pour cela  que les humains restent toujours des pécheurs et qu’ils se précipitent vers le mal dès qu’ils en ont  l’occasion, s’ils ne sont pas retenus par la grâce de Dieu et la peur de sa sainte justice…».

J’étais jeune quand la sœur nous tenait ces propos, mais mon petit cerveau fonctionnait à pleines capacités, et je me souviens que je levais souvent la main pour demander des explications: «Ma sœur, mais pourquoi Dieu n’aime pas les bébés? Pourquoi Dieu a besoin d’attendre le jour du baptême pour leur ôter le péché originel ? N’aurait-il pas été beaucoup plus simple s’il avait empêché que les bébés soient contaminés en tout premier lieu?». «Tais-toi, petit je-sais-tout, veux en savoir plus que le bon Dieu?» me répondait agacée la sœur. Oh, que cela m’agaçait, moi aussi, quand elle parlait de Dieu en l’appelant le «bon Dieu», alors qu’il faisait naître les bébés infectés par le péché et refusait de leur donner le paradis, même si ce n’était de leur faute! Je trouvais que notre voisine Dora était bien meilleure et bien plus géniale que Dieu. Elle au moins était pleine d’amour envers son fils Reno, même s’il était né les yeux tous croches et avec une maladie qui le faisait baver tout le temps et l’empêchait de parler comme nous autres. Dora faisait tout pour qu’il soit heureux. C’est pour cela que ça sentait toujours bon dans sa maison. Dora faisait souvent de la pâtisserie appelée «chiacchiere» ou «frappe» que Reno aimait beaucoup et moi aussi. Dora disait toujours: «Mon Reno ne sera jamais un docteur, mais il est le plus fin et le plus beau de tous les enfants!». Pourquoi Dieu ne pouvait-il  pas être  au moins comme Dora ?

Je me souviens que j’avais beaucoup de difficulté à m’imaginer la nature de ce «péché» que Dieu m’avait injecté à ma naissance; qui avait abîmé pour toujours mon âme; avec lequel je me retrouvais sans le vouloir et qui m’avait rendu mauvais et haïssable à ses yeux. Sœur Rosa nous expliquait que les responsables de ce dégât étaient Adam et Ève, nos arrière arrière arrière grands-parents. Ils avaient désobéi à Dieu au tout début du monde, en mangeant une pomme que Dieu voulait toute pour lui, et alors Dieu, pour se venger, avait mis le virus du péché originel dans leur âme et dans l’âme de tous leurs descendants. Maintenant et pour toujours. La sœur nous disait aussi que Dieu, depuis la désobéissance d’Adam et Ève, avait été pendant longtemps fâché contre tous les humains, au point qu’il avait décidé de ne plus faire entrer personne  dans son paradis et qu’il avait même construit l’enfer avec le feu et les démons pour y jeter les plus méchants  pécheurs et les torturer pour l’éternité…».

 Je me souviens que plus la sœur parlait et plus je sentais croître mon animosité et mon dégoût envers ce Dieu qui se mettait en colère pour une niaiserie pareille (qu’est-ce qu’il y avait de si terrible que de manger un pomme, même en cachette !) et qui punissait  avec des châtiments aussi disproportionnés. C’est à ce moment-là que je me suis convaincu que ce Dieu dont on me parlait au catéchisme était un Dieu que jamais je n’aurais pu aimer. Et c’est aussi au catéchisme que, pour la première fois, surgit dans mon esprit d’enfant  le premier doute sur l’existence réelle d’un tel Dieu. La suite de mon éducation religieuse n’a fait  que renforcer cette conviction et augmenter ce doute.

La sœur cherchait à nous rassurer, en nous contant que Dieu n’a cependant pas laissé les choses comme cela. Il a envoyé sur terre son Fils, pour qu’il répare les conséquences du péché. Voilà comme les choses se sont passées. Dieu était en colère envers les humains à cause de leurs péchés. Mais, malheureusement, aucun humain n’était assez important pour demander pardon à Dieu et pour lui offrir des cadeaux dignes de sa grandeur et de sa majesté. Pour que Dieu puisse oublier sa colère et devenir à nouveau amical et bienveillant envers les hommes pécheurs, ça prenait quelqu’un capable de lui offrir en cadeau quelque chose qui lui fasse vraiment plaisir. Mais où trouver une telle personne et un tel cadeau? Dieu alors décida d’envoyer sur terre son Fils en le transformant en homme, pour qu’il lui offre en cadeau sa vie. Sur terre, son Fils devait  payer pour tous; réparer pour tous; demander pardon à Dieu pour tous; intercéder en faveur de tous, en sacrifiant volontairement sa vie sur la croix. En recevant en cadeau la vie de son Fils, Dieu s’est comme ému, sa colère s’est  comme apaisée; il  n’a  plus été en furie envers les humains; il s’est montré prêt à leur pardonner et disposé à les traiter avec plus d’amitié et de sympathie, en ouvrant à nouveau les portes de son paradis. « Voilà pourquoi, nous exhortait la sœur, nous devons être reconnaissants envers Jésus. C’est grâce à lui que Dieu est devenu notre ami !».

Si la sœur pouvait se sentir satisfaite de la tournure des choses, moi, je trouvais le remède plus aberrant que le mal. Cette divinité qui contamine, qui rend les humains méchants; qui monte en colère à cause du péché alors que c’est elle la responsable et la cause du péché; cette divinité sans  amour qui a besoin de tuer et de verser le sang de son fils pour se calmer, n’avait pour moi absolument rien d’un Dieu. Ce Dieu n’était pour moi qu’un monstre sanguinaire, une caricature absurde et blasphématoire de la divinité.   

            «Il faut aimer Dieu», nous disait la sœur, si vous voulez entrer un jour  dans sa maison». Je n’osais pas dire à la sœur que, quant à moi, je ne tenais absolument pas à me retrouver dans la même maison que ce Dieu corrupteur  de bébés, tueur de son fils et inventeur de l’enfer pour y punir et y faire souffrir les pécheurs pour l’éternité…ce que moi, tout pécheur que j’étais, je n’aurais jamais eu ni l’idée ni le cœur de faire subir même au pire de mes ennemis. Quant à l’aimer, cela m’était impossible! Aucune personne normale n’aurait pu aimer un tel Dieu. Je me suis toujours demandé si la sœur qui, elle, nous assurait d’aimer beaucoup le «bon» Dieu, était sincère ou si elle faisait semblant, juste pour nous impressionner. Je suis plus tard arrivé à la conclusion que sœur Rosa ne devait pas être toute là avec sa tête et que, peut-être, étant pas mal âgée, elle ne devait pas se rendre compte des absurdités qu’elle nous racontait. La preuve de cela  je la trouvais dans le fait qu’elle appelait toujours ce monstre de Dieu: le «bon Dieu». Ce qui me faisait sursauter à chaque fois.

L’Église n’a jamais rien fait pour corriger cette image de Dieu et pour propager une meilleure image des humains. Au contraire, on dirait qu’elle a tout mis en œuvre pour entretenir et même augmenter leur culpabilité, en parsemant leur  chemin de pièges  et d’obstacles afin de les rendre encore plus pécheurs. Quel est le but de toute cette panoplie de prohibitions, de commandements, de lois, des préceptes, de normes que l’Église entretient, si ce n’est pour créer artificiellement des occasions supplémentaires de transgressions, de faute de péché? Déjà sœur Rosa nous avertissait au catéchisme que le Diable est toujours à l’œuvre autour de nous et qu’il éprouve un malin plaisir à nous provoquer et à nous attirer vers le mal. Mais l’Église ne faisait-elle pas la même chose?  Je me souviens avec dégoût de ce chapitre sur le diable à mon catéchisme. Je n’en revenais pas que le «bon » Dieu de la sœur puisse pousser sa malveillance envers nous au point de se faire aider par le Diable, afin de nous rendre encore plus mauvais et plus pécheurs. Plus tard, j’ai compris que le diable aurait eu beaucoup moins de jeu s’il y avait eu moins de prohibitions, de lois, de règles fabriquées par l’Église et si l’on faisait plus confiance au bon sens des gens. À un certain moment, j’en étais même arrivé à la conclusion que, finalement, dans ma religion, Dieu, le Diable, l’Église c’était tout du pareil au même; qu’ils appartenaient tous à la même ''gang'' et qu’ils avaient tous conspiré ensemble pour agresser, braquer et perdre l’humanité.

En grandissant, je me suis rendu compte que, dans ma religion, non seulement nous étions des pécheurs depuis la naissance, mais que tout autour de nous était organisé pour que pécheurs nous le devenions toujours davantage. Déjà au catéchisme la sœur s’évertuait à nous énumérer les péchés qui nous guettaient et à nous mettre en garde. Par exemple, c’était un péché manquer au catéchisme, se montrer nonchalant, distrait, parler ou raconter des blagues pendant la classes, rire ou se moquer  de nos professeurs, dire des gros mots, se battre, désobéir, aller au lit sans dire nos prières, chahuter ou parler pendant la messe, manger avant la communion, toucher l’hostie consacrée avec nos dents… et j’en passe. La liste des fautes susceptibles d’enlaidir notre âme candide d’enfant était déjà considérable au temps de mon catéchisme. Mais plus je vieillissais, plus mes éducateurs se chargeaient de l’allonger et de me faire découvrir de nouvelles souches d’infection, de nouvelles sources de culpabilité: péché était alors tout ce qui avait une relation quelconque avec le plaisir, la femme, l’amour et la sexualité. C’est ainsi que je me suis rendu compte que le virus du péché, en contaminant les pulsions les plus profondes et les plus fondamentales de l’homme, venait automatiquement polluer la source la plus importante de son bonheur et envelopper d’une ombre triste et grisâtre toute sa vie.

Bien sûr, tous les péchés n’étaient pas pareils. Il y en avait qui n’étaient pas trop dangereux; cependant, dans le tas, il y en avait quand même beaucoup qui étaient létaux, comme la morsure d’un mamba noir, nous disait sœur Rosa qui, dans son jeune temps, avait été missionnaire en Afrique: par malchance, une piqûre de ce serpent  et zac… tu étais fini, mortellement affecté, l’enfer assuré. La sœur appelait cela le «péché mortel». Je me souviens que moi, qui ai toujours eu une peur folle des serpents, j’ai tout de suite paniqué devant la perspective de rencontrer un  de ces «péchés mortels» sur ma route. Et pour empirer encore plus les choses, sœur Rosa nous assurait qu’il en circulait plus que l’on pensait. Dans ma petite tête d’enfant je me demandais alors, avec angoisse, qui avait bien pu lâcher ''loose'' et mettre en circulation de tels tueurs. La réponse me vint subitement, sûre et claire comme un éclair: le coupable était encore Dieu et les curés qui agissaient sous ses ordres. Pour contribuer à notre sécurité et à notre salut, sœur Rosa avait pris alors la peine de nous initier à la connaissance des plus communs de ces dangers mortels qui nous guettaient. C’était un péché mortel de ne pas aller à la messe le dimanche, manger de la viande le vendredi, sacrer contre Dieu ou la Vierge Marie, se saouler, voler les poires dans le verger du curé, se toucher là et avoir du plaisir, regarder les filles quand elles vont faire pipi…

C’est au catéchisme que j’ai découvert que, non seulement j’étais continuellement en danger de tomber moi même dans le péché, mais que j’étais entouré d’une foule de pécheurs qui vivaient tranquillement dans le péché mortel comme si de rien n’était, au risque, (les irresponsables!) de se faire torturer pour l’éternité. En même temps j’ai réalisé, avec horreur et tristesse, que toutes les personnes que j’aimais le plus au monde, étaient des pécheurs invétérés, donc des individus détestés par Dieu et destinés à brûler dans le feu de l’enfer. Mon père, lorsqu’il était en colère, sacrait comme un bûcheron contre Dieu, Marie et tous les saints; maman n’allait presque jamais à la messe le dimanche; grand-mère mangeait volontiers du poulet le vendredi et grand-père se saoulait régulièrement, au moins une fois par semaine...

Il y avait en outre des mécanismes dans la production du péché dont j’ai toujours eu beaucoup de difficulté à saisir le fonctionnement. Je n’ai jamais compris, par exemple, pourquoi, si un couple fait l’amour une heure avant de se marier, cela constitue un péché mortel, punissable avec des peines éternelle; mais s’il fait l’amour une heure après son mariage, cette même et identique action devient un acte vertueux qui rend gloire à Dieu et procure des mérites pour le paradis. Qu’est-ce qui a bien pu changer dans la nature de leur acte ou dans la nature de leur amour dans un temps aussi bref? Personne n’a jamais pu me l’expliquer.
Aussi, je n’ai jamais compris pourquoi un homme qui divorce de sa femme pour en épouser une autre, d’après l’Église vit en état de concubinage et est considéré un pécheur public. Mais il suffit que sa première femme meure, pour que son état de pécheur public cesse et que le monsieur en question devienne subitement une personne respectable et irréprochable. Qu’est-ce qui a changé dans le comportement du monsieur? Absolument rien. Pourtant, quand sa première femme vivait, il était un pécheur, quand  sa femme meurt, il ne l’est plus et il devient, ipso facto, un homme honnête. Son état de pécheur ne dépendait donc pas de lui, mais de l’existence de sa femme. Qui peut comprendre, qu’il comprenne!

Bref, à un certain moment de ma vie, je suis arrivé à la conclusion que dans ma religion la notion de péché était souvent quelque chose de bien arbitraire qui servait surtout les intérêts des autorités. Je me suis rendu compte que ma religion faisait de Dieu un tyran irascible et vindicatif, de Jésus une victime et de nous tous des coupables incurables, continuellement en quête de miséricorde et de pardon. La religion avait transformé le message du salut de Jésus en l’annonce de notre corruption foncière qui nous affecte et qui affecte toute notre vie sans guérison possible. J’ai réalisé qu’il n’y avait plus aucune «bonne nouvelle» dans la proclamation d’une Dieu fâché, qui a besoin de sacrifier son Fils pour se calmer et pour ne pas céder à l’impulsion de condamner à l’enfer la «massa damnata» que nous étions tous, pour emprunter une expression de Saint Augustin. L’Évangile de Jésus n’était plus l’annonce exaltante d’un amour gratuit qui nous est offert, qui nous accepte tels que nous sommes et qui nous projette dans la vie pleins de joie et de confiance. Dans ma religion la bonne nouvelle de l’Évangile avait été déformée et transformée en l’annonce d’une corruption universelle et d’un «courroux» (cf. Minuit, chrétiens) que Jésus pouvait aider, certes, à neutraliser, mais que nous ne pourrons jamais tout à fait esquiver.

Je me suis demandé alors comment, dans notre société moderne, on jugerait un père qui agirait envers ses fils comme le Dieu de ma religion agissait envers nous. Que dirait-on d’un parent qui ne ferait que s’indigner, crier, gronder, menacer, terroriser ses enfants? Quelle opinion aurait-on d’un père qui rabaisserait continuellement ses enfants en leur criant qu’ils sont méchants, qu’ils sont mauvais, qu’ils sont des pourris depuis leur naissance; qu’ils sont des bons à rien; qu’ils ne sont capables que de bêtises et de mauvais coups? Comment de tels enfants pourraient-ils aimer un tel père? Comment un tel père pourrait-il espérer de se faire aimer par de tels enfants? Comment de tels enfants pourraient-ils affronter la vie avec assurance et sérénité? Ces enfants n’auront certainement qu’un seul désir dans la tête: sacrer leur camp le plus vite possible de la maison pour s’en aller le plus loin possible d’un tyran qu’ils détestent. Ce père n’a rien d’un père. Il est un énergumène irresponsable, un être immoral, un abuseur d’enfants qui devrait être dénoncé, emprisonné et déclaré à tout jamais inapte à élever des enfants.

Il est facile de comprendre que des enfants sortis d’un tel milieu familial et d’une telle éducation ne pourront jamais affronter la vie en personne adultes et indépendantes. Ayant été continuellement écrasés, anéantis et dévalorisés, ils porteront toujours en eux le sentiment de leur médiocrité et de leur inaptitude qui les empêchera de grandir sereinement, de devenir des personnes libres et indépendantes, confiantes en leur potentiel et conscientes de leur valeur. Dans la meilleure des hypothèses, ces enfants resteront des individus dépendants, qui chercheront sans cesse la permission des autres pour entreprendre quoi que ce soit. Ils auront toujours besoin qu’une autorité leur dicte les normes et les règles à suivre pour être sûrs d’être sur le bon chemin, de ne pas se tromper et de ne pas déplaire. Ils seront toujours des mineurs craintifs, épeurés et insécurisés, qui passeront leur temps à chercher à plaire, à se faire accepter, à demander pardon, à s’excuser, à quémander l’approbation et la bonne grâce des autres et surtout de l’autorité, pour se sentir en droit d’exister. Dans la pire et la plus probable des hypothèses, ils deviendront à leur tour des individus violents et des abuseurs d’enfants, en perpétuant ainsi le modèle paternel.

Avec le recul et la réflexion qui vient de l’âge, je réalise maintenant que ma religion ne m’a jamais aidé à bâtir mon aplomb, mon assurance, mon auto-estime, la confiance en moi, la prise de conscience de ma dignité, de ma valeur et de ma grandeur. Au contraire, ma religion a tout fait pour me rabattre, pour me culpabiliser, pour me faire sentir une nullité, pour me pousser à ramper continuellement devant Dieu comme un coupable et un minable qui n’est pas digne des bonnes grâces de son seigneur. 

C’est pour cela que je ne me suis jamais senti vraiment adulte dans mon Église. En elle je n’ai jamais pu prendre des initiatives, exprimer des idées personnelles ou différentes. En elle j’ai toujours dû suivre, répéter, m’adapter à l’enseignement du magistère, me conformer à «la saine orthodoxie»; obéir aux ordres; m’en tenir aux règles; marcher sur des chemins déjà tracés et déterminés à l’avance. Il était strictement défendu de s’éloigner de la «tradition», de renifler ailleurs; de toute façon il n’y avait rien de bon ailleurs. Et c’est seulement ainsi, en obéissant aux lois et en me soumettant aux instances supérieures qui représentent l’autorité de Dieu, que j’étais assuré d’être dans la vérité et de mériter la bienveillance de Dieu et d'obtenir mon salut. Dans le cas contraire, c’était la punition, l’exclusion, la condamnation.

J’ai grandi, j’ai accédé à l’indépendance et à la liberté de l’âge adulte, j’ai retrouvé la confiance en moi, ainsi que la joie de vivre, le jour où j’ai quitté le Dieu de la religion pour adopter le Dieu de Jésus de Nazareth. Mais cela c’est une autre histoire.

Mon éducation chrétienne non seulement m’a transmis une idée inacceptable de Dieu, mais elle m’a aussi délégué une vision négative et pessimiste de la nature humaine. En effet, pour ma religion, je suis foncièrement un pécheur et donc quelqu’un de coupable. Même racheté par le sang du Christ, même pardonné, je reste quelqu'un de fondamentalement mauvais, qui vit sous l’emprise du mal, incliné au mal, faiseur de mal et donc un disgracié toujours dans la nécessité d’invoquer et d’implorer la miséricorde, la pitié, le pardon et la grâce de Dieu pour échapper à la condamnation et pour obtenir le droit de vivre dans une relative tranquillité. Dans les formules des ses rites et de ses prières ma religion se charge de me rappeler continuellement cette «vérité».

Bien sur, l’homme est faible, il est pécheur, il est capable parfois de faire le mal et de commettre des choses horribles; mais est-ce en frappant continuellement sur le clou de sa culpabilité et de sa méchanceté qu’il s’améliorera et que les choses iront mieux ? L’attitude négative de la religion vis-à-vis des humains ne risque-t-elle pas au contraire d’enfoncer davantage dans leur l’esprit la conviction qu’ils n’ont pas le choix d’être ce qu’ils sont et que c’est finalement dans leur nature d’être mauvais? La religion  n'a jamais compris que la culpabilité  fait plus de mal que de bien et  qu'elle  est loin de contribuer à  améliorer  le monde. 

Pour arriver à l’âge adulte dans ma foi j’ai dû non seulement me défaire de la conception de Dieu héritée de la religion chrétienne, mais aussi me poser d’une façon critique face au phénomène de la culpabilité dans mon Église. Je me suis rendu compte que ce phénomène, qui ne semblait inquiéter outre mesure les croyants ordinaires, était loin d’être une expérience anodine, banale ou inoffensive et dont les conséquences se limiteraient tout au plus à une controverse théologique supplémentaire ou à une fréquentation plus ou moins assidue du sacrement de la pénitence. J’ai réalisé que la culpabilité et la culpabilisation dans l’Église, au contraire, ont déterminé et marqué toute l’histoire culturelle, sociale, politique et religieuse de l’Occident. La culpabilité est la cause directe de l’attitude négative, irritée, hargneuse, pessimiste, agressive et finalement violente que l’Institution ecclésiastique a entretenue tout au cours des son histoire vis-à-vis des humains en général et des chrétiens en particulier.

Cela est facilement explicable. Si Dieu est contrarié, vexé par le mal et la faute; si Dieu a en horreur, juge, punit et condamne le transgresseur, le méchant, le «coupable», pourquoi ses représentants sur terre et ses fidèles agiraient-ils différemment? Pourquoi les  «bons» chrétiens ne seraient-ils pas, eux-aussi, aigris et amers envers ceux et celles qui font le mal; qui ne sont pas aussi «bons» qu’eux ; qui n’ont pas les mêmes idées qu’eux et qui ne croient pas aux mêmes «vérités» qu’eux ; qui se rendent «coupables», en transgressant la volonté de Dieu manifestée dans les lois et les directives de la sainte Église? N’est-il pas normal et compréhensible que ceux qui se sentent détestés, détestent? Que ceux qui se sentent coupables, culpabilisent?  Que ceux qui se sentent dénigrés, dénigrent? Que ceux  qui se sentent jugés, jugent? Que ceux qui se sentent condamnés, condamnent? Que ceux qui se sentent punis, punissent? Que ceux qui se sentent corrompus dès avant leur naissance par le mal, voient la corruption du mal partout à l’œuvre dans le monde? Cela explique pourquoi, historiquement, l'Institution chrétienne a fondé sa  foi non pas sur le message d'amour de Jésus ; non pas sur la beauté et la merveille de la présence de Dieu découverte en nous et dans la création, mais sur la présumée corruption et dépravation de la condition humaine.

Cela explique aussi pourquoi l’histoire du christianisme en Occident est en grande partie  l’histoire de la peur, de la suspicion, de la haine religieuse et de la violence. Une violence qui a pris tour à tour les noms d’intolérance, de guerre de religions, de croisades, d’inquisition, de persécutions, d’emprisonnement, de torture, d’exécutions, de chasse aux sorcières, d’excommunication, de prosélytisme forcé, de conquêtes missionnaires …

Aujourd’hui encore cette violence perdure dans l’animosité envers les dissidents et les non-conformes; dans l’hostilité et l’agressivité envers ceux et celles qui sont critiques ou qui ne partagent pas les opinions du magistère; dans le refus de la communion aux divorcés remariés; dans la marginalisation des femmes; dans la diabolisation des homosexuels; dans la condamnation généralisée des utilisateurs des  contraceptifs; dans l’excommunication des femmes qui, les larmes aux yeux et le cœur déchiré, se font avorter…

Les études sociologiques qui ont analysé l’influence des religions dans le monde occidental concordent pour dire que les préjugés culturels qui ont le plus affecté l’Occident, comme  l’esclavage, le racisme, l’antisémitisme, l’homophobie, l’infériorité des femmes ont été (et sont encore) entretenus et cultivés surtout par des personnes religieuses qui lisent la Bible et fréquentent les églises. J’ajouterais que toutes les conquêtes relatives  au respect des droits et libertés inaliénables et fondamentaux des 'hommes et des femmes en Occident (comme la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789; La Déclaration universelle des droits de l'homme adoptée par l’Assemblée générale des Nations Unies le10 décembre 1948; la Charte canadienne des droits et libertés, insérée  dans la Constitution Canadienne en 1982 ) sont le fruit de la sécularisation et de la laïcisation des États modernes et ont été possibles grâce à la séparation de l’Église et de l’État.

Avant de terminer cette réflexion, j’aimerais ajouter quelques dernières observations. Il a été souvent question dans cet article de sœur Rosa. Je ne voudrais pas que le lecteur  reste sur une mauvaise impression. Je veux qu’il sache que mon hostilité et mes emportements enfantins envers l’enseignement de sœur Rosa, ainsi que mes préjugés sur son état mental, étaient totalement injustes et infondés. J’ai compris et j’ai appris plus tard, qu’en réalité, sœur Rosa était une croyante exemplaire, une de ces chrétiennes qui croyait dur comme fer, les yeux fermés, sans jamais douter, totalement confiantes dans la vérité de ce que la religion enseigne. Elle était aussi une pédagogue de première qualité, une catéchiste compétente et responsable, qui ne faisait que nous transmettre la pure, la saine et la sainte doctrine catholique, avec l’unique souci d’introduire des jeunes enfants dans la compréhension des dogmes les plus sacrés et les plus essentiels de la foi catholique. Dans son enseignement, sœur Rosa ne mentait en rien, ne déformait rien, n’exagérait rien. Elle était seulement fidèle à la bonne et vielle orthodoxie. Dans son esprit elle ne faisait que nous communiquer la «vérité». Ce que sœur Rosa m’a appris au catéchisme en des mots très simples, c’est ce que, plus tard, en des mots très compliqués, mes professeurs de théologie de l’Université ont continué à m’enseigner. Fondamentalement, le contenu de l’enseignement est toujours resté le même.

Mon séjour dans le catholicisme m’a fait comprendre que les fidèles ne restent pas dans la religion pour chercher et trouver la vérité, mais pour chercher et trouver la  sécurité. Mon expérience au sein de l’Église m’a aussi appris, qu’en général, les membres de la hiérarchie ne sont pas tellement intéressés par la vérité, mais par la reconnaissance de leur l’autorité et de leur pouvoir de la part des fidèles infantilisés et rendus dépendants. Je me suis rendu compte aussi que dans cette religion tout (la doctrine, les rites, les normes et dispositions juridiques, etc.) a été conçu et organisé pour entretenir, fomenter et accroître le sentiment de culpabilité des fidèles. Je suis arrivé à la conclusion que la culpabilisation des fidèles est ce qui garde en vie l’Institution religieuse et que sans la culpabilité la religion  ne survivrait  pas.

J’aimerais pouvoir dire et écrire que la religion chrétienne (et catholique), dans laquelle j’ai été élevé, m’a aidé à être heureux et à affronter l’existence avec confiance autant dans ma valeur que dans la présence d’un Amour qui m’est toujours assuré malgré et au-delà de mes défaillance …malheureusement cela n’a pas été le cas!

Aujourd’hui, si je reste chrétien, et si je suis un homme relativement heureux,  ce n’est pas parce que j’adhère encore à la religion, mais parce qu’un jour j’ai eu la chance de découvrir et d’être fasciné par Jésus de Nazareth. J’ai abandonné sans regrets la religion de mon enfance pour suivre mon nouveau Maître. Maintenant c’est avec lui que je reste.  



BM