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vendredi 23 mai 2014

ARGENT ET CHRISTIANISME

La propriété sans droits ou une façon chrétienne de se rapporter à l'argent


Le christianisme, mouvement spirituel né il y a plus de deux mille ans de l’action et de la prédication de Jésus de Nazareth, condamné à mort et exécuté à cause du contenu non-conformiste, contestataire et donc perturbateur de ses idées, porte nécessairement en lui le caractère provocateur que son Fondateur lui a conféré. Ce mouvement propose une révision et une réorientation radicale de toutes les attitudes intérieures de l’homme et donc aussi un changement dans la façon de se rapporter aux autres. Cela a comme conséquence d’établir souvent le chrétien à contre-courant de la mentalité et de la praxis ordinaire. Cela est particulièrement vrai du rapport du chrétien avec l’argent.  

Le christianisme, se distingue des autres grandes religions du monde par la primauté et l‘importance qu’il donne à l’amour dans la vie de ses adeptes. Au cœur du message de Jésus de Nazareth il y a l’affirmation que l’Énergie Originelle (Dieu) qui soutient  l’existence et l’évolution du cosmos est essentiellement une Énergie d’amour et que la «relation-attraction» d’amour est la force qui structure fondamentalement tout ce qui existe. Jésus affirme que cette Énergie d’amour est particulièrement active dans l’être humain. Pour le Nazaréen, l’amour semble donc être le facteur  structurant de la personne humaine qui n’a de sens et de valeur que dans la mesure où elle devient aimable et capable d’aimer. Selon son enseignement la société des hommes n’est véritablement humaine que si les relations qui s’y établissent sont inspirées par l’amour et sont le résultat de l’amour. Ou, autrement dit, d’après Jésus, une société qui ne se laisse pas conduire par la logique et les exigences de l’amour n’est pas une société humaine. Les chrétiens, en tant que disciples de Jésus, sont donc des personnes qui ont adopté cette vision et qui cherchent à l’appliquer dans la conduite de leur vie. Vivre pour aimer et aimer pour vivre: telles sont les conditions d’une vie authentiquement humaine. Tel est aussi le fond de l’engagement que le chrétien a  pris en acceptant de se faire conduire par  l’esprit du Maître de Nazareth.

Les évangiles, les principales sources de renseignements sur la vie de Jésus de Nazareth, le présentent comme l’homme de deux grands amours: amour de Dieu et amour du prochain. Jésus ne s’est attaché à rien d’autre. Il a vécu  dans  un détachement complet et dans une liberté totale vis-à-vis des biens matériels. Les évangiles le décrivent comme un pauvre, un itinérant qui n’a pas de demeure fixe; qui n’a pas où reposer la tête; qui n’a aucun moyen de subsistance; qui ne vit que de ce que le gens (surtout des femmes) lui donnent; qui préfère la compagnie des gens de la rue, surtout s’ils sont pauvres et malfamés, à celle des riches et des bien rangés. Ce comportement correspondait chez lui à un choix volontaire et conscient de vie. Il était convaincu, en effet, que la pauvreté, entendue comme non-attachement aux biens matériels, donne une liberté qui est  essentielle et indispensable au surgissement d’une riche spiritualité et à la création d’une authentique humanité. C’est pour cela qu’il proclamera bienheureux les pauvres, qu’il mettra en garde les riches et qu’il condamnera ouvertement et catégoriquement le pouvoir que l’argent donne, surtout si ce pouvoir se transforme en instrument de domination, d’oppression, d’exploitation des plus faibles et des plus petits.

Dans les évangiles cependant Jésus ne s’en prendra pas tellement à l’argent en tant que tel, mais à l’idolâtrie de l’argent, c’est-à-dire à l’argent considéré comme bien suprême et le but ultime de l’agir humain. Jésus s’érige contre l’argent accumulé inutilement et qui n’est pas partagé avec ceux qui en ont besoin pour vivre (Lc 12, 13-21). En conséquence, il met en garde contre l'avarice et la cupidité, lorsque celle-ci devient hantise, obsession, frénésie, angoisse de posséder qui obnubile l’esprit et empêche d’être libres et humains.

Avant d’aller plus loin dans ma réflexion, je veux avertir le lecteur que lorsqu’ici  il est question de «riches», je me réfère à ceux qui ont des excédents d’argent ou de biens matériels dont ils n’ont pas besoin pour vivre, mais qu’ils accumulent par cupidité ou  avarice.

Selon Jésus de Nazareth la dynamique de l’amour qui doit inspirer le comportement du disciple, devrait l’empêcher de devenir riche, car il y a toujours des pauvres qui ont besoin d’argent pour vivre. Jésus a clairement affirmé qu’être riche et être son disciple sont deux états incompatibles: «Si tu veux être parfait, vas, vends ce que tu possèdes, donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans le ciel. Puis viens et suis-moi… En vérité je vous le dis, il est difficile à un riche d’entrer dans le Royaume des cieux. Je vous le dis encore, il est plus facile à un chameau de passer par le trou d'une aiguille qu'à un riche d'entrer dans le royaume de Dieu» (Mt 19, 16-30). Si le chrétien veut être fidele à l’esprit et aux recommandations de son Maître, il devrait se comporter vis-à-vis des biens, non pas en propriétaire, mais en administrateur, car le surplus ou le trop d’argent qu’il possède n’est pas à lui, mais il appartient de droit aux pauvres. En effet, si le chrétien veut vraiment orienter sa vie selon la dynamique de l’amour, il doit voir à ce que l’argent dont il n’a pas besoin pour vivre profite à ceux qui, par contre, en nécessitent pour subsister. En effet, c’est le propre de l’amour que de se préoccuper des autres plus que de soi-même et de partager tout ce qu’on est et tout ce que l’on a avec les personnes que l’on aime. Le disciple qui adhère à la pensée de Jésus et à l’éthique de l’amour qu’il propose, sent qu’il n’a plus le droit d’être riche. Il se perçoit comme une cellule d’un grand corps ou un vase communiquant d’un système où l’abondance qui existe dans un endroit doit automatiquement et nécessairement aller compenser le manque qui existe dans un autre. 

Ce qui est dramatiques dans l’histoire du christianisme c’est de constater que l’Église officielle, qui se présente comme l’Institution qui continue et maintient vivant l’esprit de Jésus, a été, dans les faits, celle qui s’est le plus éloignée de l’enseignement de son Maître en matière de richesse et d’argent. Elle a tellement fréquenté les puissants de ce monde, elle s’est tellement laissé séduire par l’attrait du pouvoir, par le luxe, le confort et le prestige que l’argent confère, qu’elle a carrément mis de côté des pans entiers de l’évangile sur cette question. Non seulement elle n’a jamais pris au sérieux l’évidente condamnation de la cupidité que l’on trouve dans les évangiles, mais elle a osé construire un système éthique qui propose exactement le contraire de ce que Jésus a enseigné. Alors que Jésus affirmait l’incompatibilité entre être riche et être son disciple, l’Église admet, comme la chose la plus normale au monde, que non seulement il est possible d’être chrétien et riche, mais qu’il existe pour les riches chrétiens un droit de propriété et que ce droit est sacré. D’après l’enseignement de l’église, le chrétien a donc le droit de garder pour soi tout ce qu’il possède, en autant qu’il l'ait acquis honnêtement. Les pauvres, les démunis qui ne possédant rien, n’ont aucun droit sur les biens de ceux qui possèdent beaucoup ou beaucoup trop. D’après la doctrine de l’Église ceux qui possèdent beaucoup ou trop n’ont pas d’obligations envers ceux qui ne possèdent rien. L’aide qu’éventuellement les riches apportent aux pauvres est laissée à leur spontanéité et à la «bonté» de leur cœur. Dans cette éthique ecclésiastique, l’«aumône» est présentée  comme une œuvre éminemment sainte et méritoire, parce qu'expression de la compassion et de la pitié que la foi chrétienne a su susciter dans l’âme des riches. De fait, ces « riches chrétiens » qui font la «charité» ne donnent que les miettes d’un pain immangeable et depuis  longtemps durci au fond d’un tiroir.

Aujourd’hui le chrétien qui vit de l’esprit de Jésus, ne peut pas s’empêcher de voir  dans l’aumône des riches un geste révoltant et scandaleux qui sert non seulement à perpétuer une attitude d’arrogance et une situation de supériorité et d’injustice, mais aussi à donner bonne conscience à des coupables et à justifier le droit que les riches pensent avoir de garder pour eux des biens qui ne leur appartiennent pas et qui devraient normalement être remis aux pauvres.

Roger Lenaers remarque qu’alors que l’éthique de l’Église soutient le droit à la propriété, l’éthique de l’amour proclamée par Jésus de Nazareth propose une propriété  sans droit. Cette éthique de l’amour et de la propriété sans droit a été pratiquée au tout début du christianisme par les premières communautés chrétiennes de Jérusalem et de Palestine comme une praxis qui découlait logiquement de l’adhésion au mouvement  spirituel initié par Jésus (Actes 2,42-47). Malheureusement cela n’a pas continué jusqu’à nous. Que signifie une propriété sans droit? Ceci: j’ai le droit de posséder l’argent qui m’est nécessaire pour assurer à moi et à ma famille une qualité de vie modeste, confortable et sereine maintenant et dans le futur. Toutefois, je n’ai pas le droit de posséder ce qui dépasse la satisfaction de ces conditions. Tout ce que je possède en surplus ou que je gagne en plus est un superflu qui ne m’appartient pas, mais qui appartient de droit à ceux qui n’ont pas le nécessaire pour vivre. Si je garde pour moi l’excédent accumulé et dont je n’ai pas besoin, je m’approprie de quelque chose qui n’est pas à moi et je deviens alors un escroc et un voleur.

Beaucoup de chrétiens, déformés par l’enseignement traditionnel de l’Église sur le droit de propriété, sursauteront et se révolteront devant la façon évangélique de se rapporter à l’argent et à la richesse. Le droit de propriété est entré depuis tellement longtemps dans nos mentalités et dans nos législations, qu’il est perçu par tous comme un acquis juridique évident. De sorte que la vision évangélique d’un monde sans cupidité et sans riches et d’un amour qui se désapproprie en donnant et en partageant, afin d’établir une plus grande justice et une plus grande égalité, restera probablement une utopie et un rêve difficilement réalisables dans un future proche. Comme beaucoup de rêves du Prophète de Nazareth. Mais ce n’est pas parce que l’Église a été infidèle aux exigences de l’évangile ou parce que les hommes continuent à être des égoïstes bornés et cupides, que l’enseignement de Jésus sur la richesse et l’argent perd pour autant de sa valeur et de son extraordinaire et surprenante actualité. La mise en pratique de cet enseignement constitue une obligation fondamentale du fait d’être chrétien et un idéal auquel les chrétiens ne peuvent pas renoncer sans renier leur appartenance au mouvement spirituel issu de Jésus.

L'éthique (non-chrétienne) qui justifie et approuve le «droit» de garder pour soi la propriété des biens dont on n’a pas besoin est aujourd’hui la principale cause des disparités des classes, des injustices sociales et des conditions effarantes de pauvreté et de détresse dans lesquelles vivent une grande partie des habitants de la planète. Dans notre monde, cette éthique est responsable du culte de la richesse, de la course effrénée au profit, de la divinisation de l’argent, devenu la valeur suprême et le seul mètre sur lequel est mesuré la réussite d’une entreprise ou d’un individu. Cette éthique est responsable des tendances suicidaires, démentielles et irresponsables du capitalisme moderne qui n’éprouve aucun scrupule à saccager les ressources naturelles de la terre et à détruire les conditions qui entretiennent la vie sur notre planète.

Aujourd’hui, grâce au progrès de nos connaissances, on est sans doute plus apte à comprendre l’absurdité d’un comportement individualiste, exclusivement replié sur soi-même, qui refuse de tenir compte des besoins du monde autour de lui. Cette attitude va à l’encontre de toute la dynamique de base qui structure le processus créateur et évolutif de notre Univers. Les donnés de l’astrophysique moderne, ainsi que les conclusions de la physique quantique nous disent en effet que dans le cosmos tout est relié ensemble par un réseau de connexions intrinsèques et qu’il n’y a pas de place pour des entités «individualistes ». Tout dépend de tout. Les forces qui sont à l’œuvre dans la création et l’évolution de notre monde sont essentiellement des énergies dites «amoureuses». Elles font en sorte que tout ce qui existe doit son existence au fait qu’il est constitué dans un état de relation, de dépendance, d’échange et d’enlacement, avec tout le reste. Les lois qui règlent la «vie» du Cosmos ne sont donc pas celles de l’indépendance, du particularisme, de l’individualisme, de l’égoïsme, de la «propriété privée», de l’accumulation pour soi, du profit personnel, du «c’est moi qui compte et tant pis pour les autres»; mais plutôt celles de l’interaction, de la participation, de la communication, de la mise en commun. Il faut en conclure que, si notre société humaine n’arrive pas à corriger et à dépasser la bavure évolutive de la voracité et de l’égoïsme, pour entrer dans le courant cosmique de la communion, de l’échange, du partage et de la solidarité entre tous, elle devient une anomalie cosmique qui se précipite démentiellement vers son autodestruction: étant dysfonctionnelle et pas conforme avec le «Tout», elle sera inévitablement éliminée comme un cancer par les forces de fond qui soutiennent et préservent le corps de l’Univers.

Une dernière remarque. Il est surprenant de constater que l’Église a construit toute une doctrine morale hostile à la sexualité que Jésus ne désapprouve pas, alors qu’elle est  permissive et tolérante envers l’argent et le pouvoir  que Jésus rejette de toutes ses forces. Autant l’Église a fermé des portes dans le domaine de l’amour et de la sexualité, autant elle les a grandes ouvertes dans celui de l’argent et du pouvoir. Le drame de notre éthique occidentale, influencée par cette doctrine ecclésiastique, consiste dans le fait qu’elle a trop culpabilisé la passion pour le sexe et l’amour et pas assez celle pour l’argent et le pouvoir. C‘est cette dernière passion qui doit être considérée comme le vrai «péché mortel» de l’homme. C’est en effet le péché de la cupidité et non pas le  «péché du sexe» le vrai malheur du monde, à l’origine de presque tous les maux qui affligent aujourd'hui l’humanité. C’est la cupidité qui constitue aujourd’hui le véritable «péché mortel» pour  notre monde.

C’est de cette «passion» et de ce «péché» dont les hommes ont surtout besoin d’être «sauvés».


BM



(Pour poursuivre cette la réflexion, je renvoie le lecteur à l’ouvrage de Roger Lenaers : Al is er geen God-in-de-hoge, Kapellen, Belgium, 2009