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mardi 17 novembre 2015

UN MONDE TOUJOURS EN GENÈSE


(Marc 13,24-32)

Lorsque l’évangéliste Marc écrivait son évangile (fin des années 60 - début des années 70 après J.-C.), les chrétiens de ces temps subissaient les persécutions de Néron et de Domitien. Ils vivaient donc des situations difficiles, dangereuses et dramatiques. Ils avaient l’impression que leur foi allait être définitivement étouffée; que le mouvement chrétien allait être anéanti; que le mal triomphait; que les ennemies de la foi avaient le dessus. L’univers entier, représenté par les astres, le soleil, la lune et les étoiles, semblait tomber sur eux et les écraser par la violence de la persécution et de la haine de leurs ennemis. Ils avaient la sensation qu’apparaissaient déjà les signes annonciateurs de la fin imminente du monde que Jésus avait annoncée.

La foi et la confiance de ces chrétiens étaient mises à dure épreuve. Ils se demandaient en effet pourquoi ils étaient aussi détestés, aussi persécutés, aussi abandonnés par Dieu, alors que Jésus leur avait dit qu’ils étaient le sel de la terre, la lumière du monde; qu’ils leur avait promis qu’il ne les laisserait pas orphelins et qu’il serait avec eux jusqu’à la fin des temps; que la providence, la tendresse et l’amour de Dieu, son père et leur père, les aurait toujours suivis, protégés et sauvés et que même pas un cheveux de leur tête ne serait tombé sans que Dieu le veuille.

Ce texte de Marc veut être une réponse à ces questions. Il veut exhorter les chrétiens de son temps à ne pas avoir peur; les encourager à ne pas perdre confiance et à garder la foi et l’espoir. Et même temps, par ces images apocalyptiques et ces descriptions terrifiantes d’un univers qui s’écroule et qui finit, Marc veut les rendre conscients que dans la vie, ils seront toujours confrontés à des fins et à des recommencements; à des cataclysmes réels ou apparents; à la lutte du mal contre le bien et du bien contre le mal. Cette lutte et ces contradictions, ils les verront à l’ouvre partout: dans leur chair, au sein de leurs familles, dans la société où ils sont insérés, dans les événements et les situations de leur époque. Ils expérimenteront rivalités, antagonismes, oppressions, luttes de classe, violences, persécutions, conflits, haine, injustices, horreurs et souffrances de tout genre… Ainsi auront-ils souvent l’impression que le mal est plus répandu que le bien, que la méchanceté l’emporte sur la bonté, l’égoïsme sur le dévouement, l’avidité sur la générosité, la vengeance sur le pardon, le fanatisme sur la tolérance, la haine sur l’amour, les ténèbres sur la lumière et que l’on vit dans un monde déserté par Dieu et en proie au pouvoir du Mal

Ce texte de Marc cependant nous rassure qu’il n’en est pas ainsi! Malgré ce que l’on peut penser ou croire, c’est Dieu qui est le plus fort. C’est Dieu et son Esprit qui dirigent le monde et le cours de l’histoire. C’est Dieu qui tient entre ses mains les destins du monde et de l’humanité. Malgré toutes les apparences contraires, les forces de l’amour, de la tendresse, de la bonté, du dévouement, de la compassion, de la générosité, du don de soi, dépassent grandement celles de la haine, de l’égoïsme et de la méchanceté. Ce sont ces énergies bénéfiques et créatrices qui soutiennent notre Univers, qui permettent à notre planète de continuer à exister et à fonctionner et qui font vivre et progresser notre humanité.

L’évangile nous rassure que l’esprit de Dieu, esprit d’Amour semé au cœur de la création, aura toujours le dessus sur l’esprit de l’homme, perturbé et souvent perverti par ses mauvaises passions, égaré par ses divisions intérieures et détérioré par la peur, l’angoisse et le mal qu’il porte en lui.

L’Évangile veut aussi nous faire comprendre que dans notre existence les fins et les commencements s’alternent régulièrement; que notre vie se déroule toujours entre la fin d’un monde et le début d’un autre qui se révèle plus apte à assurer notre croissance humaine et spirituelle, notre évolution personnelle vers une forme plus parfaite d’être et donc nécessaire à la réalisation de notre accomplissement personnel et de notre bonheur. Rien dans notre vie n’est stable, fixe, définitif, immuable, indissoluble, établi à tout jamais. Au contraire, nous ne vivons que parce que nous devenons, que parce que nous changeons. Nous nous réalisons seulement parce que nous nous transformons. C’est le changement qui permet à nous et à la réalité de notre Univers de continuer à exister dans une constante évolution et ainsi d'atteindre un degré supérieur d’être. C’est toujours la fin de quelque chose qui devient le début d’une chose nouvelle. C’est la mort d’un monde, qui donne naissance à un autre monde, presque toujours meilleur. L’évolution et le changement sont essentiels au surgissement de la diversité, de la complexité et de l’époustouflante beauté de notre Univers. Il en est de même pour nous.

L’Évangile, qui est avant tout une école d’humanité, nous enseigne donc que pour devenir des hommes et des femmes de valeur, nous devons accepter de mourir continuellement à quelque chose. Nous devons être disposés à accepter dans notre vie l’écroulement et la désintégration d’un monde et le début d’un autre. Nous devons être prêts à passer sans regret d’une étape de notre vie à une autre; prêts à perdre la vie pour la gagner; prêts à faire mourir des manières de penser, de croire, d’agir et de vivre qui apparaissent usées, dépassées, périmées, obsolètes, handicapantes, pour faire surgir du nouveau: assumer une autre mentalité, adopter un autre style de vie, choisir d’autres priorités, partager d’autres valeurs. Ces nouvelles valeurs feront de nous de nouvelles personnes, plus évoluées, plus accomplies et vivant dans un monde devenu, à cause de cela, plus jeune et plus humain.

La vie se charge continuellement de nous mettre devant la disparition et l’effondrement de situations, de formes ou d’états de vie et de nous confronter à des morts qui s’avèrent absolument nécessaires pour pouvoir accéder à une étape supérieure de notre existence Ainsi, par exemple, devons-nous mourir à la chaleur du ventre maternel pour entrer dans l’enfance de la vie; nous devons mourir à l’enfance, pour accéder à l’adolescence; mourir à l’adolescence pour passer à la jeunesse; mourir à la jeunesse pour nous installer dans l’âge adulte. Nous devons accepter d’abandonner l’univers familial, avec son confort et sa sécurité, pour devenir des adultes indépendants et libres….

Cet évangile nous rappelle alors que la mort fait partie de la vie, comme la vie fait partie de la mort; que nous commençons à mourir dès que nous commençons à vivre; que notre vie est au prix d’une continuelle acceptation d’une longue série de morts et de détachements. Que de choses meurent en nous et autour de nous au cours de notre vie! Combien de deuils nous devons faire et accepter ! Que de pertes nous devons endurer! Nous perdons inévitablement la jeunesse, la beauté, le charme, la grâce, la souplesse, l‘agilité, la force, la santé, la vivacité de l’esprit, la mémoire, notre temps… souvent nous perdons l’innocence, la paix intérieure, nos promesses, nos affections, nos amours, la compagnie et la présence des êtres les plus chers… et finalement et inexorablement nous perdons notre vie.

Faudra-t-il angoisser, désespérer, broyer du noir, à cause de cela? Jamais de la vie, nous dit ce texte de l’évangile de Marc. Car tout cela fait partie du plan de Dieu. Car c’est ainsi que va le monde. C’est ainsi qu’il fonctionne. C’est dans ce mélange de vie et de mort, de fins et de commencements, de destructions et de reconstructions, d’ordre et de chaos, de bien et de mal, de ténèbres et de lumière, que se manifeste la présence de la puissance, de la sagesse et de l’amour du Dieu-Source de cet Univers. C’est un Dieu qui cherche à nous construire et à nous réaliser à travers notre fragilité foncière, nos peurs et nos limites. C’est un Dieu qui, à travers les multiples cataclysmes de notre existence, veut nous conduire à la pleine réalisation de notre être, en utilisant tout le potentiel humain et spirituel qu’il a versé dans notre cœur lorsqu’il nous a lancé dans l’existence.



MB

vendredi 6 novembre 2015

NON AU POUVOR, OUI AU SERVICE


 Les forces évangéliques qui peuvent bâtir un monde meilleur
(Marc 10, 35-45)


S’il y a une chose qui saute immédiatement aux yeux, lorsqu’on est un tant soit peu familier avec la pensée de Jésus de Nazareth, c’est le refus absolu de sa part de toute attitude qui pousse un être humain à se croire supérieur aux autres et donc en droit d’exercer des formes de pouvoir visant à soumettre, à assujettir et à opprimer son prochain pour en tirer des avantages personnels.

Pour Jésus cette disposition est nettement «diabolique» (diable, «diabolos» en grec est celui qui divise, du verbe diaballo qui signifie diviser), car elle cherche à établir des systèmes hiérarchiques, et donc des divisions, des séparations, des classes et donc des inégalités qui en réalité n’ont aucune raison d’exister. Pour Jésus tous les humains sont fondamentalement égaux, dans leur variété et leurs différences, car tous possèdent la même et identique dignité d’enfants de Dieu. Il faut avoir présent à l’esprit que ce principe proclamé par Jésus, qui pour nous aujourd’hui est une évidence (du moins théoriquement), a été, en son temps, une véritable bombe d’une charge explosive sans précédents et qui a bouleversé et ébranlé de fond en comble les mentalités et les principes sur lesquels les sociétés de cette époque étaient fondées. Après Jésus, le monde n’a plus été le même.

Motivé par le texte de l’évangile, je voudrais réfléchir avec vous sur les implications du principe évangélique de l’égalité fondamentale de tous les humains, qui est un des piliers de l’enseignement du Maître de Nazareth, et qui, pourtant, a été systématiquement ravalé, bafoué, renié et oublié au cours de toute l’histoire chrétienne de l’Occident, autant par les sociétés laïques, que par les institutions religieuses.
  
Nous vivons à une époque de transformations sans précédents. Jamais comme aujourd’hui nous avons pris conscience que nous avons tous la même origine, que nous avons tous le même génome, que nous appartenons tous à la même race, à la même planète, que sommes tous reliés ensemble par la même origine, les mêmes conditions de vie, le même destin, que nos ne formons qu’une immense famille, malgré les différences de races et de culture. Cette unité et interdépendance est aujourd’hui encore plus évidente grâce à la globalisation de l’économie, à la disparition des frontières entre les différents pays, grâce aux conquêtes des technologies et de l’espace qui permettent la vitesse fantastique des communications et des moyens de déplacements. Nous ne vivons plus séparés, ma reliés, unis, connectés dans un village global. La terre est devenue un petit village où tout ce qui arrive dans un coin est immédiatement connu dans le coin opposé.

Cette globalisation, si elle nous unit, elle nous confronte aussi plus directement avec l’état pitoyable de notre planète, dû à la déprédation insensée de ses ressources, ainsi qu’à la détresse, la pauvreté et la souffrance d’une grande partie de l’humanité, causées par la marque capitaliste de notre économie qui encourage la cupidité, la recherche du profit illimité, et qui produit de grandes injustices sociales et d'énormes inégalités. Si notre société occidentale, depuis la révolution française, s’est développée au cri de «liberté, égalité et fraternité», il faut admettre que ce cri n’a pas fini de retentir, car les inégalités continuent de déchirer l’humanité.

Ce qui frappe lorsqu’on approche l’enseignement du prophète de Nazareth, c’est de voir avec quelle insistance, quel aplomb et quelle sagesse il a cherché à dépister les postures intérieures qui sont à l’origine des comportements discriminatoires et inégalitaires dans l’homme. Je me limiterai ici à quelques exemples tirés de l’évangile. Dans l’évangile de Matthieu (ch.19) on trouve le récit du propriétaire d’une vigne qui embauche des ouvriers à différentes heures de la journée, mais qui donne à tous le même salaire. Or le salaire calculé pour chaque travailleur est le montant dont une famille de ce temps avait besoin pour vivre. Évidemment le patron doit faire face aux récriminations indignées de ceux qui ont travaillé depuis le matin et qui se sentent injustement traités. Ils n’acceptent pas cette façon égalitaire de faire, ils ne veulent pas être traités comme tous les autres. Ils exigent davantage. Ils veulent un traitement différent. Ils ne veulent pas entendre parler d’égalité.

Et c’est ici que se situe le cœur l’enseignement de Jésus. Le Maître de Nazareth fait comprendre que jamais on ne pourra bâtir un monde ou une société de personnes égales (mêmes droits, même digité, même possibilité de succès, même moyens suffisants de subsistance….) en appliquant les règles d’une stricte justice ou d’une stricte légalité. Mais il faudra au contraire s’équiper d’une grande dose de générosité et de sensibilité, comme le patron de la parabole, et comme devraient faire les pays développés envers les pays sous-développés, les riches envers les pauvres, les privilégiés envers les exclus.

Les problèmes, les besoins et les détresses d’une grande partie de l'humanité ne seront jamais résolus par les stratégies de la concurrence, par les politiques du pouvoir, les ententes économiques, les lois du marché, ou par les règles d’une stricte justice, mais seulement par les attitudes plus humaines de la sensibilité, de la cordialité, du partage, de la générosité et de l’amour qui devraient toujours habiter le cœur de l’homme, déterminer ses décisions et orienter ses actions. Nous trouvons le même enseignement dans la parabole des talents (Mt. 25) où le patron donne à chacun de ses administrateurs un montant d’argent différent à gérer selon leurs capacités. Ensuite il se félicite avec chacun, non pas pour les résultats obtenus, mais pour la fidélité, l’engagement et l’effort qu’ils ont déployés pour le faire fructifier. Pour le patron de la parable, ses employés sont tous également admirables: non pas à cause des résultats de leur travail, mais a cause de la valeur et de la qualité de leur personne.

Pour Jésus l’égale dignité et donc la fondamentale égalité de tous les êtres humains est basée sur le fait que nous sommes tous les enfants d’un même Dieu, qui nous est Père, et que nous sommes donc tous des frères, des sœurs, des égaux, même dans nos différences.
Il faut malheureusement constater que même l’Institution ecclésiastique qui se considère pourtant l’«exécutrice testamentaire» attitrée de l’héritage de Jésus, est loin d’avoir assimilé et d’avoir vécu selon les principes d’égalité proposés par le Maître de Nazareth. Tout au contraire. À partir du VIe siècle, avec la paix constantinienne, les papes et les autorités religieuses du temps, n’ont pas hésité à s’approprier la structure hiérarchique de l’empire romain pour l’introduire dans celle ecclésiale et construire un système religieux extrêmement hiérarchisé. C’est à partir de ce temps que dans Église on a commencé à parler de hiérarchie, d’ordre, de rang, d’autorité, de pouvoir, de clercs qui ont le pouvoir et de laïcs qui n’en ont aucun. Ce pouvoir, (s’est ainsi que les autorités religieuses le conçoivent), est directement conféré par Dieu à des personnes qu’il a lui même choisies et appelées à une fonction de direction et de sanctification dans l’Église. Ce pouvoir est donc «sacré» et il est donné à des privilégiés, appartenant à une classe supérieure; tandis que les «simples fidèles» constituent la masse du peuple chrétien de classe inférieure qui n’existe que pour obéir et se soumettre aux clercs en autorité. La société de l’Église, par volonté divine, est donc formée de personnes inégales. Comme l’a ouvertement et formellement reconnu le pape Pie X qui, dans son encyclique Vehementer Nos (11 fév. 1906), déclare: « Il en résulte que cette Église est par essence une société inégale, c'est-à-dire une société comprenant deux catégories de personnes: les pasteurs et le troupeau, ceux qui occupent un rang dans les différents degrés de la hiérarchie et la multitude des fidèles; et ces catégories sont tellement distinctes entre elles, que, dans le corps pastoral seul, résident le droit et l'autorité nécessaires pour promouvoir et diriger tous les membres vers la fin de la société. Quant à la multitude, elle n'a pas d'autre devoir que celui de se laisser conduire et, troupeau docile, de suivre ses pasteurs
 L’Église officielle a donc depuis longtemps reniée et mis de côté l’enseignement de Jésus sur l’égalité fondamentale de tous les humains devant Dieu.

Aujourd’hui il faudrait avoir la sagesse d’abolir dans le langage ecclésiastique la parole «hiérarchie», entendue comme «pouvoir sacré». Car dans la pensée de Jésus ce n’est pas le «pouvoir» qui compte, mais le «service». Et lorsque dans les évangiles on attribue à Jésus le «pouvoir», ce mot ne désigne jamais une faculté en vue de dominer ou soumettre les autres, mais il indique toujours la capacité que Jésus a de guérir, de chasser le mal, de libérer les humains de tout ce qui les opprime et les empêche de vivre pleinement. Le pouvoir de Jésus est une force qui libère et qui sauve. Cela signifie alors que tout pourvoir, toute autorité, toute structure hiérarchique qui n’est pas libératrice, n’est pas conforme à l’évangile de Jésus: elle est donc antiévangélique.
Le «pouvoir» crée les inégalités; seulement le service est capable de rendre les hommes égaux.

C’est ce que Jésus dans l’évangile d’aujourd’hui (Mc.10, 42-45) veut faire comprendre à Jacques et Jean, ces deux disciples fougueux et autoritaires (qu’il avait surnommés les fils du tonnerre) qui aspirent à occuper de hautes places de pouvoir: «Vous savez, leur dit Jésus, que les chefs des nations commandent en maître; que les grands de ce monde font sentir leur pouvoir; mais parmi vous il ne doit pas en être ainsi. Celui que veut devenir grand doit se faire votre serviteur».

À la volonté de pouvoir, Jésus oppose la volonté du service. Le véritable disciple doit aspirer non pas à voir du pouvoir sur les autres, mais à être au service des autres.
Selon le Maître, c’est dans cette attitude de service que réside la vraie grandeur de l’homme; et c’est encore à travers elle qu’il se manifeste comme véritable enfant de Dieu. Par contre, celui qui profite de son pouvoir pour se dresser au-dessus des autres, pour créer des inégalités et pour opprimer les autres, se transforme en être méprisable et insignifiant dans lequel la ressemblance avec Dieu a été complètement déformée.

Et c’est ainsi que dans la générosité, le partage, l’amour et le service envers les autres sont mises en place, dans la pensée de Jésus, les forces de salut qui ont le «pouvoir» de bâtir un monde plus juste, plus égalitaire et finalement plus humain.




BM