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mardi 5 avril 2016

CE THOMAS QUE J’AIME


(Jean 20, 19-31) 

            Chaque année, au deuxième dimanche de pâques, la liturgie propose à la réflexion des chrétiens le récit de l’apôtre Thomas qui s’obstine à ne pas vouloir croire à la résurrection du Seigneur. J’aime penser que l’évangéliste Jean, en nous rapportant cette anecdote se fait l’écho des sentiments des premières communautés chrétiennes qui ont vu dans cette attitude de Thomas la manifestation des difficultés, des doutes et des problèmes qu’elles aussi expérimentaient lorsqu’il s’agissait de comprendre et de vivre leur foi en la présence du Seigneur ressuscité. Est-ce parce que Thomas leur ressemblait tellement que Jean lui a donné le surnom de «Didyme-Jumeau», notre jumeau ?

            Jean nous raconte qu’après la mort de Jésus, Thomas n’était pas avec les autres apôtres lorsque ces derniers ont eu la révélation que Jésus était à nouveau vivant, malgré le drame du calvaire et la débâcle de sa cause.

            Où était-il Thomas? J’aime l’imaginer étranglé par sa déception; en train de ruminer sa rage, de diluer sa peine, de surmonter sa douleur pour avoir perdu à tout jamais une personne qui l’avait fasciné, à laquelle il s’était profondément attaché; en laquelle il avait mis sa confiance et avec laquelle il aurait souhaité organiser le reste de sa vie. Je me l’imagine en train de se demander comment il va faire pour reprendre sa vie en main, pour affronter la cruelle et impitoyable réalité de l’existence, pour continuer tout simplement à survivre... maintenant que celui qui constituait sa raison de vivre avait disparu à tout jamais.

En Jésus de Nazareth, péri misérablement sur la croix, Thomas avait déposé tous ses espoirs, tous ses rêves, tous ses projets. Dans l’enseignement de ce Maître, Thomas avait trouvé les valeurs, les principes, les attitudes qui donnaient du sens, de la plénitude et de la hauteur à son existence. Mais comment continuer à s’y accrocher, à y croire, si tout cela n’avait même pas pu sauver le Maître d’une mort infâmante. Comment continuer à croire en lui, si ce même Dieu que Jésus avait tellement aimé et dans lequel il avait confié et espéré, l’avait, lui-aussi abandonné? Thomas avait tellement investi à la suite de son Maître, que maintenant devant la déroute et l’effondrement de sa cause, il ne trouvait plus les énergies pour se relever.

            Thomas apparaît ici comme quelqu’un qui ne croit plus en rien. Il ne croit plus dans la réalisation des grandes causes. Il ne croit plus dans le rêve de transformation et de renouveau du monde qui avait soutenu, inspiré et motivé son maître. Il ne croit plus que la vie puisse encore lui réserver de belles surprises, un nouveau commencement, une nouvelle chance, une nouvelle reprise. Il avait tellement compté sur Jésus, que maintenant, devant l’évidence de sa mort, il ne veut plus courir le risque d’être à nouveau désappointé. Alors quand ses amis cherchent à le convaincre que tout est encore possible, car le Maître est toujours vivant Thomas les envoie paître…Et qui pourrait lui en vouloir?

 Comme il nous ressemble Thomas, ce patron de tous les désespérés, les découragés, les désorientés, les déçus de la vie! Que de fois nous avons réagi comme Thomas devant une frustration, une épreuve, la perte d’un amour, le décès d’un être cher ! Que de fois, comme Thomas, nous avons eu de la difficulté à croire en l’existence de la bonté, de l’abnégation, de la gratuité, de l’honnêteté, de la justice,… parce que nous avons été gravement blessés par les adversités de la vie et l’expérience de la méchanceté et de la mesquinerie humaine. A cause de cela nous sommes devenus des individus désabusés, aigris, amers, cyniques, agressifs, au point de ne plus croire en personne, ni faire confiance à personne. Comment croire même en l’existence de Dieu, en l’amour de Dieu si de telles choses arrivent ?

            Thomas devient ici la personnification non seulement de nos désespoirs, de nos frustrations et de nos insatisfactions, mais aussi le symbole du caractère foncièrement insécurisant, provisoire et dramatique de notre existence. C’est pour cela qu’il nous est si sympathique!

            Mais Thomas est aussi un exemple de la capacité de guérison que chacun possède, s’il le veut. Car, si souvent la vie nous meurtrit avec toute sorte de disgrâces et de calamités, elle n’est jamais totalement perverse. Elle met toujours à notre disposition assez de soutien, d’empathie, de compassion, d’amitié et d’amour de la part de tous ceux et celles qui nous entourent, qu’à chacun est toujours offerte une nouvelle chance de reprise et de résurrection.

            En effet tant que Thomas sera replié sur lui-même pour se morfondre dans sa douleur et pour remâcher sa déception, il ne fera que s’enfoncer davantage dans le gouffre de sa solitude et de son désespoir. Il faudra qu’il retrouve autant l’humilité de s’accepter exposé et vulnérable, que la confiance en l’existence autour de lui de forces bénévoles et aimantes, qui malgré tout, régissent le monde, pour qu’il se rende compte qu’il n’avait jamais été en dehors de l’amour ni de son Dieu ni de ses frères et que jamais son Seigneur ne l’avait abandonné.
En acceptant de rentrer en communion avec ses frères, et en acceptant leur fraternité et leur amour, Thomas fait à nouveau l’expérience de la présence vivante de celui qui le fait revivre et qu’il n’hésite pas à proclamer son Dieu et son Seigneur. Car finalement tout amour vient de Dieu et nous insère en Dieu.

            Cet évangile de Thomas nous enseigne aussi que si Jésus nous a enlevé sa présence corporelle, il continue cependant à être vivant par l’Esprit qu’il a laissé à la communauté de ses disciples. C’est donc seulement au sein de cette famille que l’on peut retrouver les valeurs, les principes, les attitudes pour lesquels le Maître de Nazareth a vécu et pour lesquels il est mort. C’est pour cela que Thomas fait l’expérience du Seigneur comme vivant et comme à nouveau présent au-delà de l’abime de la mort, seulement lorsqu’il réussit à réintégrer le groupe des douze et être à nouveau en syntonie de cœur et d’esprit avec eux. Je t’aime beaucoup, Thomas!


MB

QUELQUES RÉFLEXIONS SUR LA SYMBOLIQUE DU JEUDI SAINT


(2016)

Le Jeudi Saint la communauté chrétienne est invitée à méditer sur deux gestes que la tradition attribue à Jésus de Nazareth et qu’il aurait posés durant le dernier repas pascal avec ses disciples quelques jours avant sa mort: le geste du pain donné et celui des pieds lavés. La réflexion chrétienne a toujours vu dans ces deux actions symboliques de Jésus autant son testament spirituel, que l’expression la plus complète et la plus frappante des valeurs et des principes qui ont animé et caractérisé la vie du Maître et qu’il a voulu laisser en héritage à la communauté de ses disciples.

Fils de son temps et imbibé de la culture orientale qui utilisait images, figures, paraboles, métaphores et actions symboliques prises de la vie courante pour inculquer des principes et des attitudes de vie, nous ne sommes pas surpris de voir Jésus recourir a ces méthodes pour mieux communiquer sa pensée et son message aux gens simples de son temps et à ses disciples les plus intimes au moment culminant de sa vie.

Considérons d’abord la symbolique du pain donné. Jésus prend le pain qui est sur la table, il le brise et il le donne, en disant: «Ce pain, c’est mon corps». Si nous traduisons cette expression sémitique en langage moderne, c’est comme si Jésus disait: «ce pain représente ma personne, ce que je suis pour vous et pour Dieu. Il est la figure, le symbole de ma vie. Le pain n’est pas mis sur la table pour être regardé, senti ou tâté. Il n’a été préparé, il n’est là que pour être donné, servi, distribué, partagé, consommé, mangé. Il est posé sur la table uniquement pour les autres, pour le bonheur et la joie des autres; pour nourrir, réconforter et soutenir les autres, surtout s’ils ont faim, s’ils sont pauvres, faibles et démunis et qu'ils n’ont peut-être que ce morceau de pain pour se maintenir en vie.»
 «Ma vie, mes énergies, tout ce que je suis dans ma profondeur humaine faite de corps et de sang - nous dit Jésus par ce geste - a été comme du pain que j’ai cherché à donner aux autres, à partager avec les autres, afin de les soutenir et les alimenter en confiance, en espérance, en fraternité, en passion, en compassion, en joie et en amour. Je n’ai vécu que pour cela, je n’ai fait que cela de ma vie et durant ma vie. Au contact de mon Dieu, j’ai compris que c’est cela que je devais faire pour être un véritable relais de son amour en ce monde. Comme Dieu pénètre l’Univers et s’est donné au monde, à l’humanité et à moi, moi aussi, sous l’impulsion de son esprit, dan la suite de ce mouvement, je me suis donné aux autres sans reprise, sans regret, sans calculs, sans limites. Au contact de Dieu mon Père, j’ai compris que c’est seulement en perdant sa vie qu’on la trouve; que c’est seulement en donnant son existence, qu’on la possède; que c’est seulement en mourant à soi-même, que l’on vit pleinement; que l’on se réalise en tant qu’humains; que l’on s’accomplit totalement aux yeux des hommes et aux yeux de Dieu. On ne vit pas pour soi même, mais on ne vit que pour être mangés par les autres et faire vivre les autres. Exactement comme le pain.»

Et Jésus de conclure: «Faites cela en mémoire de moi ». Ce qui signifie: «Vous qui êtes mes disciples, vous devez faire comme moi : être du pain comme je l’ai été. Vous devez être pain, en pensant à moi, en vous souvenant de ce que j’ai été pour vous. En vous souvenant, dans les moments difficiles, que si moi j’ai été capable de donner ma vie pour les autres et de me faire littéralement manger comme un bon pain pour le salut et le bonheur de tous, vous pouvez devenir et être ce genre de pain vous aussi.»

«Je suis doublement pain pour vous. Non seulement ma vie est comme un pain donné que vous devez imiter en devenant vous aussi pain pour les autres ; mais je suis aussi pour vous le bon pain que vous devez manger. Vous devez en effet vous nourrir de moi, avoir faim et soif de moi, de mon enseignement, de mes paroles, des mes valeurs, de mon esprit. Pour vous qui êtes mes disciples, je suis la nourriture qui doit alimenter toute votre existence. Si vous mangez de moi, vous vivrez aussi de moi et comme moi, grâce à moi. Et mon Dieu aussi vivra en vous et se reconnaîtra en vous, comme il s’est reconnu en moi, parce que son esprit vit en moi. C’est pour cela que je me suis toujours senti chez moi chez lui et que je vis dans son intimité comme un enfant dans les bras de sa Mère. Faites donc cela vous aussi en mémoire de moi.»

Considérons maintenant l’action symbolique du lavement des pieds que nous trouvons dans l’évangile de Jean. Les événements décrits dans ce récit se déroulent aussi au cours du dernier repas pascal de Jésus avec ses amis. Si Jean n’a pas un mot sur le geste de Jésus sur le pain-corps-donné qui est rapporté unanimement par les trois autres évangélistes, c’est qu’il a peut-être jugé redondant et superflu de répéter pour la quatrième fois ce même événement, alors qu’il en existait un autre similaire, contenant exactement le même message, mais qui avait l’avantage d’utiliser une symbolique différente possédant une charge expressive et émotive particulièrement touchante.

Si Jésus décide de laver les pieds des ses disciples, c’est que, de toute évidence, à travers la symbolique de ce geste, il veux leur transmettre la nécessité d’incarner dans leur vie l’attitude du service par laquelle chacun devient capable de vivre en fonction des autres et de donner ainsi sa vie pour le bien-être et le salut du prochain. Ici le terme de comparaison est encore Jésus. Jésus qui est là, par terre, en train de laver les pieds des ses amis, devient l’emblème et le prototype de l’agir du chrétien. Ici est transmis le même message que dans le geste du pain donné: Jésus qui donne sa vie, pour la mettre au service des autres. Ici encore, c’est Jésus qui trace à ses disciples un nouveau mode de vie, de nouvelles priorités, un nouveau style de relations. «Je vous ai donné l’exemple, leur dira-t-il, moi, que vous appelez justement Maître et Seigneur, afin que comme j’ai fait, vous fassiez vous aussi. Faites cela  en mémoire de moi! ».

 Ici le maître et le seigneur devient l’esclave et le serviteur qui est au pied de ses disciples dans une attitude de totale disponibilité. Ici le premier devient le dernier. Le grand se fait petit. Celui qui commande, devient celui qui sert. Oui, c’est un comportement fou aux yeux du monde, insensé, hors norme et révolutionnaire. Un comportement qui n’est évidemment pas humain, car exclusivement et typiquement divin. Jésus par ce geste d’abaissement et de service posé à la veille de sa mort veut nous léguer son secret le plus cher et son héritage le plus précieux, afin qu’il soit clair pour tous que dorénavant les seules relations qui reflètent son esprit et l’agir de Dieu, qui sont donc véritablement humaines et en même temps divines, qui ont le pouvoir de faire vivre, de sauver le monde et l’humanité de la souffrance et de la catastrophe, sont les relations qui s’établissent sur la base d’un service imprégné d’amour et qui refusent toute position de pouvoir et de supériorité sur les autres .

Cette posture de Jésus constitue la négation de toute relation qui s’instaure selon les paramètres et la logique du pouvoir des uns sur les autres; ainsi que la condamnation de tout comportement ou attitude qui se développent à l’opposé du chemin de la responsabilité, du soin, du respect, de l’égard, de l’attention bénévole et amoureuse autant envers le monde de la nature, qu’envers le monde des hommes.

Ici Jésus disqualifie le pouvoir comme le mal et le péché  absolu, car il est à l’origine des toutes les inégalités, les discriminations, les injustices, les attitudes dominatrices, oppressives et dévastatrices qui sont la cause des ravages infligés à la planète et de la misère et de la souffrance de la majorité des humains sur terre. Pour Jésus tout système construit sur le pouvoir est essentiellement «diabolique». Car c’est dans la nature du pouvoir de «diviser», de créer des différences, des inégalités, des exclusions, des hiérarchies, des classes, des catégories, des rangs. Le pouvoir éloigne toujours, il ne rapproche jamais. Il ne crée jamais de l’unité, de la communion, mais seulement du contraste, de l’hostilité, de l’agressivité, de la lutte, de la révolte et de la haine. Le pouvoir affirme que les hommes ne sont pas tous égaux, qu’ils ne sont pas tous des enfants de Dieu. Il établit qu’il y a des individus qui sont supérieurs aux autres, meilleurs que les autres, plus importants que les autres, qui valent plus que les autres, qui ont plus de droits que les autres, qui méritent plus d’honneurs, plus de considérations,  plus d’égards que les autres. Le système de pouvoir trouve normal qu’il y ait des individus qui ont le droit de posséder plus que les autres, de s’enrichir plus que les autres, de consommer plus que les autres, même dans un monde où la majorité de ses habitants sont dans la misère et meurent de faim. Le système de pourvoir trouve acceptable qu’une catégorie de gens plus forts, plus influents, plus importants puissent exploiter les gens plus faibles, les humilier, les opprimer, les considérer d’une race inférieur, d’une caste exécrable, des individus de deuxième ou de troisième classe parce que pauvres, handicapés, malades, non instruits, non performants, parce que nés avec un sexe féminin, avec des tendances homosexuelles, parce que divorcés remariés, réfugiés, immigrés, sans domicile ...

De tout cela il en ressort que pour le Maître de Nazareth le pouvoir est non seulement diabolique mais aussi «infernal», car en divisant , en opposant et en exploitant, il transforme le monde et les relations humaines en un enfer.

À la logique du pouvoir et de la supériorité, Jésus oppose ici la logique du service, de l’égalité, de la fraternité, de l’empathie, de la compassion et du partage. En d’autres mots, il instaure la norme de l’amour et de la responsabilité comme norme de vie et de comportement. C’est à sa capacité d’amour fraternel, gratuit et désintéressé que désormais on reconnaîtra autant le disciple de Jésus, qu’un humain véritable. C’est à sa capacité de don de soi et de disponibilité amoureuse envers les autres que l’on verra si quelqu’un a choisi de bâtir son existence sur les forces de la communion ou sur celles de la division; sur les dynamiques de l’amour ou sur celles de l’égoïsme; sur les valeurs du respect et du rapprochement ou sur celles de la méfiance, du préjugé et de la confrontation; sur les principes qui font évoluer vers une forme plus accomplie d’humanité ou vers une déshumanisation de plus en plus grandissante qui conduira inexorablement notre terre vers sa destruction et notre race vers sa définitive disparition.

En ce Jeudi Saint les chrétiens sont invités à prendre à leur tour la route sur laquelle Jésus a marché et à assimiler dans leur vie les attitudes intérieures qui ont fait de lui le bon pain qu’il a été, l’homme donné et mangé par tous. «Je vous ai donné l’exemple, nous dit-il ce soir, afin que vous aimiez comme moi j’ai aimé». Je pense que la réalisation de ce modèle d’amour et de service constitue pour les humains d’aujourd’hui la seule possibilité qu’ils possèdent de se sauver eux-mêmes et le monde qu’ils habitent.



MB