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jeudi 14 juillet 2016

Une religion sans amour et un amour sans religion



(Réflexions sur la parabole du bon samaritain, Luc 10,29-37)

De la lecture des évangiles, il apparaît clairement que Jésus de Nazareth n’a jamais été un homme ni particulièrement «religieux» (dans le sens traditionnel et sociologique du terme), ni particulièrement «pratiquant». Il a critiqué l’institution religieuse juive de son temps et ses représentants autant et aussi souvent qu’il a pu, sans mâcher ses morts, avec détermination et au risque de sa vie.

La parabole du Bon Samaritain qui nous a été transmise par l’évangile de Luc porte les traces de ce conflit et de cette hostilité déclarée entre la pensée de l’Homme de Nazareth et les doctrines professées par les autorités religieuses de son époque. C’est pour cette raison qu’elle est, à mon avis, un des textes les plus subversifs, les plus anticléricaux et les plus antireligieux de tout le Nouveau Testament.

Le message que Jésus veut transmettre par cette parabole est perturbant pour tout adepte d’un système religieux. Ici Jésus cherche à faire comprendre non seulement qu’il n’est pas nécessaire d’appartenir à une église, à une synagogue et donc à une religion pour être une bonne personne. Mais il a même l’audace de donner à entendre que souvent le fait d’être religieux, pratiquant, attaché aux normes et aux croyances d’une religion, risque de renfermer la personne sur elle-même, dans une bigote et illusoire satisfaction de sa justice et de sa sainteté devant Dieu, la rendant ainsi aveugle et insensible aux besoins du monde autour d’elle et, par conséquent, incapable de gestes de compassion et d’amour gratuit et désintéressé qui la feraient grandir en humanité. En d’autres mots, ici Jésus nous dit, (que cela nous plaise ou pas…!) que vouloir être trop religieux, ou, comme on dirait aujourd’hui, que vouloir être plus catholique que le Pape, risque fortement de nous déshumaniser.

Dans cette parabole, le Prophète de Nazareth disqualifie donc la religion juive comme moyen d’humanisation et comme point de référence valable pour établir une authentique relation d’amour avec Dieu et les hommes. Ici Jésus affirme en toute lettre qu’il préfère le samaritain aux prêtres et aux lévites. Ce qui veut dire qu’il préfère le mécréant aux pieux pratiquants; le païen qui vit en dehors du système religieux, à ceux qui ne mangent que de la religion; l’hérétique maudit par Dieu, à ceux qui pensent être justes et dans les grâces de Dieu. Et comme si cela ne suffisait pas, Jésus donne ce samaritain, considéré un impie sans religion, comme modèle de comportement à imiter. «Allez et agissez, comme lui…! Vas et, toi aussi, fais de même!»

La parabole de Jésus répond au besoin d’expliquer à un légiste la notion de «prochain». Dans ce texte, Jésus propose une idée toute nouvelle du prochain. Mais, en même temps, il met en garde contre les déformations de la doctrine et de la pratique religieuse à ce sujet. S’il y avait quelqu’un qui par devoir et par charité aurait dû secourir l’homme blessé et à moitié  mourant au bord de la route, c’est bien le prêtre et le lévite. Ils étaient en effet les représentants officiels de la religion juive et du Temple ; ce Temple considéré le lieu de la présence d’un Dieu «plein de compassion, de tendresse et de bonté» (Ps 25,5; Ps 103,4; Sa.11,23) .

Et pourtant ces deux officiants du Temple ignorent le malheureux et passent outre avec indifférence. Comment expliquer un tel comportement? Pourquoi une telle insensibilité? Les raison sont multiples, et toutes reliées à leur fonction religieuse. Ils s’en allaient à Jérusalem pour le service liturgique du Temple et ils ne pouvaient pas arriver en retard. Ils devaient rester dûment kascher, conformément aux rites et à la Loi, c'est-à-dire avec des mains non souillées, de façon à pouvoir accomplir de manière cultuellement pure leur office liturgique et répondre ainsi à la volonté divine… S’arrêter à secourir un misérable inconnu les auraient rendus impurs et donc inaptes à accomplir leur liturgie sacrée. 

Ainsi le rôle, les obligations professionnelles, les règles cultuelles, les préjugés idéologiques dont ils avaient encombré la pratique religieuse dans le but d’établir une meilleure relation avec Dieu, avaient fini par devenir plus importants que le Dieu qu’ils devaient servir et que l’amour de Dieu qu’ils auraient dû incarner dans leur vie. L’obsession de la fidélité à une Loi abstraite, avait fait d’eux des personnes aveugles et bouchées aux souffrances de la vie réelle. En absolutisant leur sensibilité envers ce qu’ils croyaient être les besoins de Dieu, le prêtre et le lévite étaient devenus insensibles aux besoins des hommes ; et à force de vouloir monter toujours plus haut dans l’échelle de leur religiosité, ils avaient fini par déchoir de leur humanité.

Dans cette parabole Jésus montre qu’alors que le prêtre et le lévite, hommes de la religion, avaient une foule de raisons pour se soustraire au devoir de la compassion, le samaritain, l’homme sans religion, n’en avait par contre, aucune. Il est clair que cet étranger devait se moquer éperdument des rites de pureté des prêtres et des scribes. Et c’est bien pourquoi il avait les yeux et le cœur libres pour voir et pour faire la seule chose qui convenait à Dieu et aux hommes en ce moment: se rapprocher de celui qui était gravement blessé, uniquement parce qu’il voyait en lui un être humain qui avait besoin de son intervention. Pour Jésus, c’est seulement cet homme qui vivait en-dehors de la religion et que les pratiques de la religion n’avaient pas réussi à durcir et à vider de sa sensibilité, qui a su garder la qualité de son humanité et l’intégrité de sa compassion.

Le caractère explosif de cette parabole consiste donc dans le fait de présenter la religion non seulement comme une institution incapable de nous dire qui est et où se trouve notre prochain, mais incapable aussi de poser les gestes de la compassion et de l’amour d’intéressé sur lesquels elle fonde pourtant la justification de son existence. La parabole présente le samaritain, c’est-à-dire celui qui est exclu de la religion officielle, l’ennemi de la religion, l’hérétique sans Dieu et banni du Temple (pour les juifs, lieu par excellence de la présence divine en ce monde), comme celui qui en réalité incarne, vit et pratique les exigences les plus fondamentales et les plus sublimes de la religion et comme le seul qui non seulement trouve la place où Dieu est véritablement présent parmi les hommes, mais aussi comme le seul, parmi les intervenants de cette parabole, qui est animé par les sentiments mêmes de Dieu («Dieu de compassion, de tendresse et d’amour»). Jésus se sert de l’attitude du samaritain  (capable d’éprouver empathie, tendresse et pitié là où les représentants attitrés de la religion n’éprouvent qu’indifférence et mépris) pour condamner, d’un coté, les attitudes déshumanisantes et aliénantes de la religion et, de l’autre, pour faire comprendre qui est finalement le véritable «prochain».

Le prochain ce n’est pas celui qui dans la vie est proche de moi, comme l’entendait le docteur de la loi qui avait interpellé Jésus. Tel que Jésus s’exprime ici, le prochain c’est moi lorsque je sors de mon ego; lorsque je me décentre de moi-même, lorsque j’abandonne mes obligations, mes convictions et mes préjugés, pour me déranger pour l’autre, pour m’engage au profit de l’autre, pour m’approcher de l’autre qui, en ce moment, n’a que moi pour se sortir de son impasse, de son angoisse, de sa douleur, de sa détresse et, peut-être aussi, pour se sentir aimé et sauvé. Le prochain ce n’est pas l’autre, mais c’est moi, lorsque je m’approche de l’autre, parce j’ai entendu son cri et que j’ai été ému par ses larmes et touché par sa détresse. Le prochain, c’est mon amour que, dans le concret de la vie, je pose près de l’autre, afin qu’il puisse y puiser les énergies dont il a besoin pour continuer à vivre et à être heureux.

Jésus donne à entendre que très souvent la religion n’est pas capable de fournir à ses adeptes ce genre d’attitudes et cette qualité d’amour, malgré le fait que ses prêtres et ses lévites se gargarisent dans leur conviction d’être les représentants de l’«amour de Dieu». Jésus ici veut faire comprendre que les exigences de cet «amour de Dieu» ne se jouent pas dans les rites sacrés du Temple, mais en dehors, dans le quotidien de la vie, sur le terrain des relations interpersonnelles. Cette parabole pose les bases d’un nouveau concept d’humanité et d’un nouveau style de relations humaines qui a dépassé les barrières posées par les différences de religions, de croyances, de culture et de race.

Ici Jésus fait sortir la religion du temple, du sanctuaire et des églises pour la placer dans la vie, dans l’existence humaine, dans la tâche d’humaniser notre monde, notre existence, nos relations avec les autres, afin de produire bonheur, progrès, bien-être, fraternité et dignité pour tous. Jésus semble nous dire que si le Dieu de la religion ne nous sert pas à être de meilleures personnes, ce Dieu est inutile et la religion qui le propose une mystification. Jésus nous apprend que ce samaritain, considéré sans Dieu et sans loi de Dieu, est, en réalité, le seul qui est proche de Dieu et le seul qui l’a rencontré.
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Finalement dans cette parabole, Jésus semble vouloir dire qu’il n’y a qu’une seule loi qui compte dans la vie: l’amour. Par conséquent, Jésus libère ici ses disciples du poids accablant et étouffant des autres lois, des autres normes, des autres obligations. Il propose une seule obligation: aimer. Ici Jésus unifie l’amour. Il ne dit pas qu’il existe un amour envers Dieu et un amour envers le prochain. Mais qu’il existe un seul amour: celui que nous avons pour notre semblable, porteur privilégié de la présence de Dieu dans notre monde.


BM