( Luc 21,5-19) - 33e dimanche ord.C
Les
chrétiens pour lesquels l’Évangéliste Luc autour des années 80-85 écrivait son
évangile, étaient aux prises avec trois grosses questions auxquelles l’auteur
cherche à donner une réponse pour tranquilliser les croyants. Quelles étaient
les questions qui angoissaient ces anciens chrétiens?
Premièrement : la disparition du temple de
Jérusalem (détruit en l’an 70 par l’armée romaine de Tite) et de la ville
elle-même, suivie de la subséquente dispersion du peuple juif hors de la Palestine. C ’était la
fin du judaïsme en tant que religion identifiée à un territoire et à un État. Or
le temple de Jérusalem était, avec sa ville, le symbole de l’alliance de Dieu
avec le peuple juif; le signe tangible et visible de l’élection, de la
bienveillance et de la présence de Dieu au milieu du peuple auquel Dieu avait
juré une protection et une fidélité éternelle. Comment Dieu avait-il pu oublier
ses promesses et abandonner de la sorte une nation qu’il avait pourtant élue
pour être guide et lumière pour toutes les autres nations de la terre ? Dieu
serait-il infidèle ? Dieu ne maintiendrait-il pas ses promesses ? Dieu
aurait-il châtié ainsi toute une nation parce que ses chefs n’auraient pas
reconnu en Jésus de Nazareth son envoyé et son messie ? Dieu serait-t-il à ce
point cruel, rancunier et partisan, alors que Jésus avait pourtant enseigné
qu’il est un Père qui aime tous sans distinction de religion, de culture et de
race ? Un vrai dilemme donc pour les adeptes d’un mouvement spirituel issu du
judaïsme.
Deuxième point qui tracassait les chrétiens du
temps de Luc était la constatation qu’eux aussi subissaient toutes sortes
d’épreuves et de vexations. En Palestine, ils étaient haïs, pourchassés,
emprisonnés et tués par les autorités religieuses juives. En dehors de la Palestine , ils étaient
persécutés par les autorités civiles romaines qui les soupçonnaient et les
accusaient de trahison et de différents autres crimes. Sans parler des drames
et des contestations qui pouvaient surgir au sein d’une famille lorsque
quelqu’un de ses membres adhérait à cette nouvelle secte et se convertissait à
cette nouvelle foi. Si ces anciens chrétiens pouvaient comprendre que Dieu
avait pu délaisser, d’une certaine façon, son ancien peuple, ils éprouvaient de
la difficulté à accepter que Dieu n’accorde pas plus d’attention et de
protection à son nouveau peuple, à cette nouvelle communauté qui avait adhéré à
Jésus et qui avait cru à sa mission d’envoyé et de messie de Dieu.
Le troisième point qui préoccupait les chrétiens du
temps de Luc était la question de la fin du monde. Cet argument enflammait les
esprits, causait toute sorte d’états d’âme, allant de la panique à
l’exaltation. Il était une source de continuelles discussions, de suppositions,
de création de scenarios rocambolesques et fantastiques, les uns plus bizarres
que les autres. Autant les juifs (y compris Jésus) que les chrétiens étaient
convaincus que Dieu s’apprêtait à intervenir d’une façon drastique pour mettre
fin à ce monde tel que nous le connaissons, pour en commencer un autre meilleur
ici ou ailleurs.
Dans son évangile Luc intervient pour mettre les
choses dans leur juste perspective, pour éclairer et rassurer ces chrétiens
traumatisés et inquiets, afin qu’ils puissent vivre leur foi dans la paix et la
sérénité. Et il fait cela en attribuant ici à Jésus un discours, des paroles,
des affirmations, dont la fonction est d’établir ses disciples dans la
confiance en la bonté et l’amour d’un Dieu qui ne peut pas se démentir, même si
toutes les apparences apparaissent parfois contraires.
Les questions et les peurs des chrétiens du premier
siècle ont changé maintenant de contenu, mais elles continuent à angoisser avec
la même acuité les gens du XXIe siècle.
Combien
de fois, devant des conjonctures difficiles ou à des événements dramatiques, nous
sommes tentés de dire : « C’est la fin du monde !». Cela peut être dû à des
situations d’injustices sociales flagrantes, à des cas de corruption, de
désordre moral ; aux mauvaises nouvelles que nous lisons dans les journaux ou
que nous entendons à la télévision. Cela peu été causé par la prise de
conscience que nous vivons sur une poudrière qui peut sauter en l’air à
n’importe quel moment ; car les hommes dans leur stupidité et leur folie, ont
pensé que la meilleure façon de se sentir en sécurité c’était de miner la
planète avec des milliers de bombes atomiques enfouies et parsemées un peu
partout autour du globe. C’est le fanatisme religieux qui sévit dans le monde
et qui est à l’origine des conflits armés, du terrorisme international, de
l’exode massif de populations entières à la recherche d’endroits plus sécuritaires
et plus pacifiques. C’est la détérioration de l'environnement, l’exploitation
insensées des ressources naturelles, la destruction des écosystèmes nécessaires
au maintien et au développement de la vie... et tout cela causé uniquement par
la cupidité et la bêtise humaines. Ce sont les bouleversements climatiques
causés par le réchauffement, par la pollution et la déforestation, C’est la
pauvreté endémique de la majorité des habitants de la terre, la malnutrition,
l’esclavage, les injustices sociales, l’inégale distributions des ressources et
des richesses…Tout cela génère la conviction que l’humanité est en danger. Cela
produit l’impression que nous allons à la dérive : sinon vers la fin du monde,
certainement vers la fin de l'humanité. Et le tragique, ou le ridicule, de la
situation que nous sommes en train de vivre consiste proprement en cela : que
c’est nous, les humains les seuls coupables des maux dont nous souffrons ; les
seuls responsables de la peur que nous ressentons et des malheurs que nous nous
infligeons. Tout cela est causé en effet, et presque exclusivement, par notre
cupidité et par notre consumérisme démesuré et irresponsable.
Il n’est pas possible alors d’entrevoir ou de
programmer un avenir de justice, de bien-être et de paix tant que l’égoïsme et
le profit individuel sont érigés en système opératif et en norme de vie. On ne peut
pas rêver d'une Planète saine, propre, luxuriante et d’une humanité prospère et
en bonne santé si, pour faire plus d’argent, nous empestons avec nos pesticides
les terres cultivables; si nous contaminons l’air que nous respirons; si nous
empoisonnons les nappes phréatiques qui nous fournissent l’eau que nous buvons;
si nous détruisons les forêts qui absorbent le dioxyde de carbone (CO2), principal
responsable du réchauffement planétaire, avec toute les fâcheuses conséquences
que cela entraîne pour la survie de l’humanité (changements climatiques causés
par les bouleversement des courants d’air et des courants marins,
l’augmentation du niveau des océans, inondations, disparitions de terre habitables,
etc.).
On dirait que la hantise du profit a rendu les
hommes tellement aveugles et stupides qu’ils sont incapables de voir et de
comprendre qu’une Planète malade ne pourra jamais produire une humanité saine et
que le rêve tant proclamé d’un bien-être et d’un progrès infinis, obtenus par
une exploitation et une consommation indiscriminée et sans mesure des ressources
naturelles, peut transformer ce rêve en cauchemar et faire régresser l’humanité
à l’Âge de pierre.
On a l'impression que dans cette époque de
libéralisme industriel et de capitalisme économique, pour la grande majorité
des hommes d’affaires de notre temps le bien de leur portefeuille est plus important
que le bien de notre race. Face à tout cela, il est juste de se soucier. Mais
notre préoccupation ne sert à rien si elle n’est pas accompagnée d’un
changement radical dans notre façon de penser, d’agir, de valoriser les priorités
et de voir notre relation avec cet Univers qui nous a mis dans l’existence et
duquel nous dépendons entièrement.
C’est un fait qu’aujourd'hui beaucoup de gens ont
peur de l'avenir. Les parents s’interrogent avec anxiété sur ce que sera le
futur de leurs enfants. Nous nous rendons compte que le futur est loin d'être assuré
et rassurant: dans cent ans, aurons-nous encore des bons sols à cultiver ?
Assez d’eau potable pour satisfaire nos besoins et une bonne qualité d’air
respirer ? Assez de forêts et de milieux naturels où la vie et la diversité des
espèces peuvent se maintenir et prospérer ? Aurons-nous assez de nourriture
pour tous, assez de travail, de soins, de sécurité économique, de justice, de
respect mutuel, de tolérance, de fraternité, de paix ? Nous sommes inquiets,
parce que nous ne savons pas ce que l'avenir nous réserve, étant donné que nous
avons devant les yeux les signes évidents et inquiétants d’une humanité qui
semble avoir perdu la raison.
Ces textes « apocalyptiques » de l’évangile de Luc
que nous lisons en ce XXIe siècle ne sont pas étrangers à nos préoccupations
et à nos états d’âme, qu’ils viennent plutôt raviver. Certes, le langage que
Luc met ici sur la bouche de Jésus sont loin d’être clair et bien articulé, de
sorte qu’il est difficile pour nous aujourd’hui de saisir de quoi Jésus veut
parler précisément. Mais une chose est certaine : ces textes veulent aider
les chrétiens à vivre dans la confiance.
En définitive, le message que ces textes veulent
transmettre est le suivant: quoi qu'il arrive... Ne vous effrayez pas... Ne
vous appuyez pas sur des valeurs qui ne sont pas définitives.... Rien n’est
stable dans l’Univers, mais tout évolue vers une complexité et un
perfectionnement plus grand. Et cela à travers des catastrophes et des
cataclysmes d’une ampleur et d’une puissance inimaginables. Il est nécessaire
que des mondes, des époques, des pans d’histoire se terminent et meurent pour
que du nouveau et du neuf puissent apparaître. C’est la logique inscrite dans
la nature de tout ce qui existe et qui est une expression et une révélation du
bouillonnement de vie qui existe en Dieu lui-même.
Dans ce passage de l’évangile de Luc, Jésus semble
donc nous inviter à garder espoir et à ne pas céder à la tentation du
pessimisme. Pourquoi cela? Parce que Jésus a confiance en l'intégrité fondamentale
de l’homme et en la bonté du cœur humain. Jésus veut nous convaincre que les
humains sont doués de raison ; qu’ils possèdent une certaine dose de sagesse et
qu’ils seront donc en mesure de ne pas perdre complètement la tête. Jésus
refuse de croire que l'homme puisse être irrémédiablement égoïste et corrompu
par l’attrait de ce qui est mal pour l’ensemble de ses semblables. Il refuse de
croire que l'être humain, créé à l'image et à la ressemblance de Dieu, ne soit
pas capable de trouver dans les profondeurs de son cœur ce trésor caché de
sagesse, de lucidité, de bonté et de grâce qui lui permettra de voir clairement
les chemins à emprunter pour se sauver lui-même et pour sauver le monde de la
catastrophe.
Jésus est toujours prêt à parier sur le bon sens et
la bonté foncière de l’être humain parce qu'il croit dans l’amour total de Dieu
à son égard et dans les effets de la présence mystérieuse de Dieu au cœur de
l’homme. Et cela conduit Jésus à avoir confiance en l'homme et dans l'humanité.
Jésus est convaincu qu’il y a toujours quelque chose de beau, de bon et de
merveilleux dans chaque personne, puisque chacun de nous est l’objet de l'amour
et de la tendresse d'un Dieu qui veut être notre père. Jésus refuse de penser
qu'une personne puisse être complètement mauvaise si elle est voulue et aimée
de Dieu.
Voilà pourquoi Jésus veut croire qu'il y a toujours
de l'espoir pour l'homme aussi longtemps qu'il réussit à garder dans sa vie un
espace pour Dieu. Voilà pourquoi le message de Jésus est un « évangile »,
c’est-à-dire une « bonne nouvelle » d’espérance et de salut possible pour tout
le monde. C’est seulement s’il est séparé de la Source de son être, que l'homme
risque de se vider de son humanité et de se précipiter dans un gouffre de
ténèbres qui peuvent l’anéantir. Mais aussi longtemps qu’il réussira à
s’abreuver à cette Source, «pas un seul cheveu de sa tête ne se perdra » sans
la permission de Dieu. (Luc 21,18).
Voilà pourquoi nous les chrétiens, disciples du
Nazaréen, nous devons être optimistes à propos de l'avenir du monde et de
l'humanité. Comme Jésus, nous devons croire que, malgré toutes les apparences
contraires, le cœur de l'homme n’est jamais totalement corrompu. Nous devons
croire que dans le monde le bien est toujours plus abondant que le mal ; qu’il
il y a plus de bonté que de méchanceté ; plus d'altruisme que d’égoïsme ; plus
d'amour que de haine. Certes, le mal est plus visible que le bien ; mais le
bien, même s’il est caché, est la levure, la pulsion, la force secrète qui
garde en vie l’humanité et qui soutient le monde entier.
Pour terminer sur cette note d'espoir, je veux
citer ici un beau texte extrait du testament de Martin Luther King: «Aujourd'hui, dans la nuit du monde et dans
l’attente de la Bonne Nouvelle, j'affirmer avec force ma foi dans l'avenir de
l'humanité. Je refuse de croire que dans la situation actuelle, les hommes ne
soient pas en mesure d'améliorer la terre.
Je refuse de croire que l'être
humain soit un brin de paille transporté par le vent, sans possibilité
d’influencer moindrement le cours des événements. Je crois que la vérité et
l'amour inconditionnel auront le dernier mot. Je crois fermement que, même
parmi les bombes qui éclatent et les canons qui tirent, reste toujours vivant
l'espoir d'un avenir meilleur. J'ose croire qu'un jour tous les habitants de la
terre recevront trois repas par jour pour nourrir le corps, éducation et
culture pour nourrir leur esprit, ainsi qu’égalité et liberté pour qu’ils
puissent enfin vivre dans une société plus humaine… » ".
BM