Mt. 4,12-23 - (3e
dim. ord. A )
Ce
texte de l’évangile de Matthieu où Jésus est présenté quittant son village de
Nazareth, abandonnant toutes ses attaches et ses sécurités pour partir à l’aventure
sur les routes de la Palestine, poussé uniquement par la force de son rêve et
la confiance en son Dieu, me donne envie de réfléchir un peu sur un aspect de
sa personnalité qui m’a toujours fasciné : son extraordinaire indépendance
et sa totale liberté.
Jésus
ne dépend ni de rien ni de personne. Il ne reconnaît à aucune autorité humaine,
de quelque type que ce soit, le pouvoir d’interférer dans ses options, de décider
à sa place, d’influencer ses convictions et de changer l’orientation
fondamentale de sa vie. C’est un homme libre.
Il
est libre face à sa famille, qu’il garde toujours à distance et qu’il ne laisse
pas s’immiscer dans son activité de thaumaturge et de prédicateur ou intervenir
dans l’accomplissement de sa mission.
Il
est libre face à ses disciples, qu’il choisit lui-même au hasard de ses
rencontres sur le bord du lac de Génésareth et sur les routes de Galilée.
Il
est libre face aux choses. Il n’a pas de maison, pas de travail, pas de femme,
pas de famille, pas d’enfants, pas de propriétés, pas d’argent, pas de sécurité
matérielle. Des femmes le suivent et l’assistent de leurs biens. Il mange quand
il peut. Il s’assoit alors volontiers à une bonne table quand il est invité. Il
vit donc d’amour et de charité. Il vit à la rue, fauché comme un vagabond, mais
libre comme le vent. Il décrira un jour son genre de vie par ces images
poétiques inspirées de la nature autour de lui :« Les renards ont leurs
terriers, les oiseaux du ciel ont leurs nids ; le fils de l’homme, lui, n’a pas
où poser sa tête » (Mt.8,20).
Il
est libre face aux autorités établies. Il ne se sent renfermé dans aucun système
(civil ou religieux), ni soumis à aucune loi humaine, s’il pense que celle-ci
l’empêche de vivre selon sa conscience ou s’il la juge en contraste avec ses
convictions profondes ou avec la réalisation de la mission qu’il pense être la
sienne en ce monde. Il se sent totalement libre autant vis-à-vis du pouvoir des
autorités religieuses, que vis-à-vis des innombrables interdits, préceptes et prescriptions
de la Loi mosaïque, qui réglaient la totalité de la vie sociale et religieuse
de la nation juive de son temps.
Jésus,
l’homme libre par excellence, a toujours vu sa mission en ce monde comme une
tâche de libération reçue de Dieu ; comme un engagement et un combat qu’il
devait mener à bout afin de donner aux humains cette liberté à laquelle ils ont
droit en tant qu’enfants de Dieu. Puisqu’ils possèdent la dignité des enfants
de Dieu, rien ne doit et ne peut les asservir. Au début de sa vie publique,
dans la synagogue de son village natal, Jésus annoncera ouvertement qu’avec lui
se réalisent maintenant ces paroles du prophète Isaïe :« L’esprit de Dieu
est sur moi … il m’a envoyé proclamer aux captifs la libération, aux aveugles
le retour à la vue et aux opprimés l’acquisition de leur liberté.» (Lc.4,16-20).
Son
indépendance et son amour pour la liberté l’ont poussé à relativiser et à critiquer
toute loi ou norme visant à soumettre les personnes aux exigences et aux caprices
du pouvoir. Il a toujours considéré comme injuste et abusive toute législation
visant à faire passer les intérêts d’un parti, d’une classe politique, d’un système,
religieux ou politique qu’il soit, avant les intérêts du peuple et le bien-être
des personnes. Jésus proclamait haut et fort que la Loi (du sabbat) est faite
pour l’homme et non pas l’homme pour la loi.
Jésus
a disqualifié non seulement les lois injustes et oppressives, mais il a
disqualifié tout pouvoir qui se croit autorisé à s’imposer aux autres par de
telles lois, pour aboutir finalement à désavouer et à condamner le pouvoir en
tant que tel et à rêver d’un monde et d’une société humaine sans pouvoirs. Pour
Jésus, le pouvoir, basé sur le postulat de la supériorité de celui qui
l’exerce, est par sa nature oppressif et asservissant et se transforme
nécessairement en une cause de conflits, de divisions et d’inégalités. Devenant
un élément « diabolique » dans la société (le « diabolos » en grec est celui
qui divise), le pouvoir perd alors non seulement sa légitimité, mais aussi son «
humanité ». Il déshumanise, en effet, les personnes, la société et le monde.
Pour
Jésus, dans un monde bâti à l’enseigne d’une vraie humanité, les relations
entre les personnes ne devraient jamais être gérées par les dynamiques du
pouvoir, mais par celles de la fraternité et de l’amour. Pour Jésus, une
société est véritablement humaine, non pas lorsqu’elle est construite sur
l’amour du pouvoir, mais sur le pouvoir de l’amour.
Il
demandera à ses disciples de bannir de leur société toute dépendance basée sur la
logique intéressée et perverse du pouvoir qui assujettit et exploite, pour
instaurer des relations humaines uniquement fondées sur l’attitude amoureuse du
service désintéressé, humble et fraternel. « Vous avez entendu – dira-t-il à
ses disciples- que les grands et les puissants de ce monde dominent en maîtres
et qu' ils soumettent et exploitent les gens. Mais parmi vous, il ne doit pas
en être ainsi. Parmi vous, celui qui veut être grand, doit se faire petit ;
celui qui veut être le premier, doit se faire le dernier ; et celui qui veut commander,
doit se mettre à la disposition de tous et se faire le serviteur de tous» (Mt.20,25-28
; 23,11-12 ; Mc.9.35; Lc. 9.48).
Cette
lutte contre les tendances asservissantes du pouvoir, Jésus la mène principalement
poussé pas un souci de liberté qu’il veut assurer d’abord à soi-même et laisser
ensuite en héritage à la communauté de ses disciples. Il sait que cette liberté
est la matrice originelle de toute véritable humanité ; et que l’être humain ne
pourra ni grandir, ni s’élever, si l’arbre de sa vie n’enfonce pas ses racines
dans le terreau de la liberté.
Pour
défendre et sauvegarder sa liberté, Jésus n’aura pas peur de se confronter à
l’hostilité des pouvoirs établis et de se mesurer aux positions des autorités
religieuses et civiles de son temps qui auraient bien voulu le manipuler, le
faire danser au rythme de leur musique, ou, tout au moins, le confiner dans les
limites étroites de leurs traditions, de leurs préjugés et de leurs croyances ;
l’enfermer dans la prison suffocante de leurs lois et de leurs normes. Aucune autorité,
cependant, n’a pu le faire taire, ni l’empêcher d’aller jusqu’au bout de sa
mission et de son rêve.
Jésus
tient à garder intacte sa liberté d’homme, afin de pouvoir être entièrement
soumis et disponible à la volonté de Dieu, qu’il aime et qu’il traite comme un
Père. C’est la seule et unique dépendance qu’il accepte dans sa vie. Mais cette
dépendance, étant celle de l’amour, ne fait que renforcer encore davantage la
qualité et l’étendue de sa liberté. C’est cet amour qui le rend un homme libre.
C’est
à cause de cette fondamentale liberté, que Jésus a été capable de préserver
intacte l’intégrité et l’originalité de sa physionomie intérieure et de rester
maître de ses idées et de ses convictions, même au prix de sa vie. C’est pour
cela qu’il a été un individu unique dans son genre ; un exemplaire original et exclusif
de vraie sagesse et d’authentique humanité. Il n’a jamais été une copie de quoi
que ce soit.
C'est grâce à cette liberté que le Nazaréen ne s’est
jamais laissé influencer par les modes, les préjugés, les opinions préconçues,
les dogmes établis, les traditions surannées et souvent dégénérées de la
culture et de la religion de son temps. Cela signifie qu’il ne s’est jamais
laissé contaminer par cette vision pessimiste et manichéenne de la réalité,
typique de l’éthique juive de son temps, qui percevait le monde matériel comme
mauvais; qui voyait le mal et le péché partout; qui considérait l’homme comme un être
fondamentalement mauvais et corrompu, en révolte constante contre Dieu, attiré
par le mal, qui lui colle à l’âme comme la sueur colle à la peau en une torride
journée d’été; qui a constamment besoin d’amadouer et d’apprivoiser la divinité
pour obtenir ses faveurs et sa bienveillance ou pour éviter son courroux.
La
pensée de Jésus a échappé à la mentalité et la culture patriarcale et élitiste de
son temps qui partageait le monde entre justes et pécheurs, entre élus et
reprouvés, entre sauvés et damnés. Pour Jésus, il n’y a pas d’être humain foncièrement
mauvais, mais seulement des personnes qui, à cause des circonstances de la vie,
du milieu social dans lequel ils ont vécu, de leur culture ou de leur
inculture, de leurs tares et de leurs limites, se trompent, trébuchent, tombent,
s’égarent, s’aveuglent sur les chemins d’une existence qui souvent est trop
difficile et trop compliquée pour eux.
Pour
Jésus il n’y a pas de pécheurs, mais seulement des êtres malades dans le corps
et dans l’âme qu’il faut soigner et aider à se relever. Pour Jésus, il n’y a
que des êtres égarés qu’il faut aller chercher et accompagner tendrement sur la
route du retour. Pour Jésus, il n’y a que des personnes malheureuses, qui
souffrent à cause de leur immense pauvreté (matérielle, psychologique, humaine et
spirituelle) et qu’il faut enrichir des valeurs (et de cette sagesse) qui
viennent de l’Esprit de Dieu. Pour Jésus, il n’y a que des personnes désaxées et
aveuglées qui n’ont jamais été capables de voir clairement et qu’il faut tout simplement
éclairer et orienter pour qu’un peu plus de clarté se fasse dans leur obscurité.
C’est
pour cela que Jésus de Nazareth a été pour beaucoup un maître et une lumière. Pendant
toute sa vie, ce Maître a aidé les maganés et les ratés de la vie, non
seulement à avoir confiance en eux-mêmes, mais aussi à mettre leur confiance
dans l’amour de son Dieu:
-afin que leur apparaisse dans une nouvelle
lumière la vérité sur Dieu, la vérité sur eux-mêmes, la vérité sur le monde,
ainsi que le sens de leur présence en ce vaste Univers;
-afin
qu’ils puissent entrevoir une forme plus accomplie et plus heureuse que peut prendre
leur existence en ce monde, ainsi que les traits améliorés et redessinés de leur
visage et de leur paysage intérieur, s’ils déploient leur présence sur cette
terre sur les routes de la confiance, du respect et de l’amour;
-
afin qu’ils découvrent leur place, leur valeur, leur grandeur, leur liberté et leur
immense dignité dans le monde nouveau qu’il vient instaurer («le Royaume de
Dieu») ; ainsi que l’intensité de la tendresse dont ils sont enveloppés de la
part du Dieu-Père.
Le
Dieu de Jésus n’est plus donc le Dieu oppressif et oppresseur des religions,
mais le Mystère d’une Énergie Amoureuse Originelle qui soutient toute la
Réalité et qui se manifeste en elle; et qui révèle spécialement sa nature et sa
présence dans la personne humaine. La présence de cette Force Primordiale d’Amour
dans l’homme, est la raison et la garantie de la foncière et inaliénable
liberté de celui-ci. Jésus dira que c’est cette vérité sur le monde, sur
l’homme et sur Dieu la Bonne Nouvelle qui fait de nous des créatures
extraordinaires, des êtres libres et des humains accomplis (Jn.8, 31-36).
Et
s’il y une attitude qui est contraire à la pensée et à l’esprit de Jésus, c’est
bien le comportement « victimiste » et culpabilisant de l’homme qui se considère
une ordure et un gâchis devant Dieu. S’il faut reconnaître que presque toutes les
religions ont consacré et encouragé cette attitude de culpabilité morbide de l’homme
dans ses relations avec la divinité, il faut, malheureusement, admettre aussi que c’est surtout le catholicisme
qui a choisi cette posture défaitiste et pessimiste comme étant l’état et la
condition normale du fidèle croyant lorsqu’il s’adresse à Dieu.
Cette attitude d’assujettissement coupable de l’homme
toujours fautif et irréparablement « pécheur » devant Dieu, a été un virus qui
a contaminé l’ensemble des doctrines et des rites de l‘Église catholique. De
sorte que, aujourd’hui encore, la disposition intérieure typique du pieux catholique
qui va à l’église et qui participe à ses liturgies et qui reçoit ses sacrements,
est celle de quelqu’un qui doit faire cela avec la conviction d’être indigne de
la bienveillance et de l’amour de Dieu, d'être un minable et un délinquant qui ne peut donc qu' implorer de Dieu pitié et pardon. Le fidèle catholique, pour être un bon
chrétien, doit toujours se considérer comme un minable et un délinquant que
Dieu ne peut qu’incriminer et châtier ou pardonner et gracier.
À cause de sa condition de coupable invétéré,
l’homme croyant n’a pas le droit de se tenir débout, de faire valoir sa valeur,
son innocence et sa dignité. Car il n’en a aucune. Il ne peut que ramper,
s’écraser, s’agenouiller devant Dieu, comme un serf disgracié devant son souverain
; comme un esclave fautif devant son maître ; comme un criminel devant son juge
; comme un condamné à mort devant son bourreau… Pour implorer de ce Dieu,
sévère et irascible, faveurs, aide, indulgence, miséricorde, réconciliation, rédemption et grâce. Combien le Dieu que cette attitude
servile, humiliante et avilissante suppose, est loin du Dieu-Père décrit par
Jésus dans la parabole de l’enfant prodigue !
La
lutte de Jésus pour préserver intacte sa liberté d’homme, est loin d’être un
simple trait ou une curiosité biographique de sa personnalité. C’est, au
contraire, un phénomène d’une extraordinaire importance et d’une grande actualité
pour nous, les gens de la modernité et du XXIe siècle, qui vivons au temps des «droits et des libertés» de la personne. L'époque moderne nous a enrichi de toute sorte de libertés: liberté de pensée et de croyance, liberté d'opinion et d'expression, liberté de conscience, liberté de religion, liberté sexuelle... Les femmes, au moins en Occident, ont été «libérées» et se sentent telles. Nous jouissons donc, sans aucun doute, d'une plus grande liberté; d'une émancipation et d'une indépendance personnelles que nos ancêtres ne connaissaient pas. Par contre, nous sommes tous devenus, plus au moins, des esclaves du progrès technique et économique, du bien-être matériel, de l'argent, de la consommation, de nos exigences de confort, de nos besoins artificiels et induits par la publicité, la mode, les médias, qui manipulent d'une façon subtile et sournoise notre psychisme et altèrent donc notre liberté.
En
ce monde moderne qui est le nôtre, serons-nous capables d’échapper à cet esclavage
généralisé et de conserver ou de récupérer la condition d’hommes et de femmes
libres et libérés que le Maître de Nazareth a laissé en héritage à ses
disciples ?
BM
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