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mercredi 15 février 2017

CETTE LIBERTÉ QUI NOUS FASCINE… ET NOTRE DIFFICILE LIBERTÉ


Mt. 4,12-23 -  (3e dim. ord. A )

Ce texte de l’évangile de Matthieu où Jésus est présenté quittant son village de Nazareth, abandonnant toutes ses attaches et ses sécurités pour partir à l’aventure sur les routes de la Palestine, poussé uniquement par la force de son rêve et la confiance en son Dieu, me donne envie de réfléchir un peu sur un aspect de sa personnalité qui m’a toujours fasciné : son extraordinaire indépendance et sa totale liberté.

Jésus ne dépend ni de rien ni de personne. Il ne reconnaît à aucune autorité humaine, de quelque type que ce soit, le pouvoir d’interférer dans ses options, de décider à sa place, d’influencer ses convictions et de changer l’orientation fondamentale de sa vie. C’est un homme libre.
Il est libre face à sa famille, qu’il garde toujours à distance et qu’il ne laisse pas s’immiscer dans son activité de thaumaturge et de prédicateur ou intervenir dans l’accomplissement de sa mission.

Il est libre face à ses disciples, qu’il choisit lui-même au hasard de ses rencontres sur le bord du lac de Génésareth et sur les routes de Galilée.

Il est libre face aux choses. Il n’a pas de maison, pas de travail, pas de femme, pas de famille, pas d’enfants, pas de propriétés, pas d’argent, pas de sécurité matérielle. Des femmes le suivent et l’assistent de leurs biens. Il mange quand il peut. Il s’assoit alors volontiers à une bonne table quand il est invité. Il vit donc d’amour et de charité. Il vit à la rue, fauché comme un vagabond, mais libre comme le vent. Il décrira un jour son genre de vie par ces images poétiques inspirées de la nature autour de lui :« Les renards ont leurs terriers, les oiseaux du ciel ont leurs nids ; le fils de l’homme, lui, n’a pas où poser sa tête » (Mt.8,20).

Il est libre face aux autorités établies. Il ne se sent renfermé dans aucun système (civil ou religieux), ni soumis à aucune loi humaine, s’il pense que celle-ci l’empêche de vivre selon sa conscience ou s’il la juge en contraste avec ses convictions profondes ou avec la réalisation de la mission qu’il pense être la sienne en ce monde. Il se sent totalement libre autant vis-à-vis du pouvoir des autorités religieuses, que vis-à-vis des innombrables interdits, préceptes et prescriptions de la Loi mosaïque, qui réglaient la totalité de la vie sociale et religieuse de la nation juive de son temps.

Jésus, l’homme libre par excellence, a toujours vu sa mission en ce monde comme une tâche de libération reçue de Dieu ; comme un engagement et un combat qu’il devait mener à bout afin de donner aux humains cette liberté à laquelle ils ont droit en tant qu’enfants de Dieu. Puisqu’ils possèdent la dignité des enfants de Dieu, rien ne doit et ne peut les asservir. Au début de sa vie publique, dans la synagogue de son village natal, Jésus annoncera ouvertement qu’avec lui se réalisent maintenant ces paroles du prophète Isaïe :« L’esprit de Dieu est sur moi … il m’a envoyé proclamer aux captifs la libération, aux aveugles le retour à la vue et aux opprimés l’acquisition de leur liberté.»  (Lc.4,16-20).

Son indépendance et son amour pour la liberté l’ont poussé à relativiser et à critiquer toute loi ou norme visant à soumettre les personnes aux exigences et aux caprices du pouvoir. Il a toujours considéré comme injuste et abusive toute législation visant à faire passer les intérêts d’un parti, d’une classe politique, d’un système, religieux ou politique qu’il soit, avant les intérêts du peuple et le bien-être des personnes. Jésus proclamait haut et fort que la Loi (du sabbat) est faite pour l’homme et non pas l’homme pour la loi.

Jésus a disqualifié non seulement les lois injustes et oppressives, mais il a disqualifié tout pouvoir qui se croit autorisé à s’imposer aux autres par de telles lois, pour aboutir finalement à désavouer et à condamner le pouvoir en tant que tel et à rêver d’un monde et d’une société humaine sans pouvoirs. Pour Jésus, le pouvoir, basé sur le postulat de la supériorité de celui qui l’exerce, est par sa nature oppressif et asservissant et se transforme nécessairement en une cause de conflits, de divisions et d’inégalités. Devenant un élément « diabolique » dans la société (le « diabolos » en grec est celui qui divise), le pouvoir perd alors non seulement sa légitimité, mais aussi son « humanité ». Il déshumanise, en effet, les personnes, la société et le monde.  

Pour Jésus, dans un monde bâti à l’enseigne d’une vraie humanité, les relations entre les personnes ne devraient jamais être gérées par les dynamiques du pouvoir, mais par celles de la fraternité et de l’amour. Pour Jésus, une société est véritablement humaine, non pas lorsqu’elle est construite sur l’amour du pouvoir, mais sur le pouvoir de l’amour.

Il demandera à ses disciples de bannir de leur société toute dépendance basée sur la logique intéressée et perverse du pouvoir qui assujettit et exploite, pour instaurer des relations humaines uniquement fondées sur l’attitude amoureuse du service désintéressé, humble et fraternel. « Vous avez entendu – dira-t-il à ses disciples- que les grands et les puissants de ce monde dominent en maîtres et qu' ils soumettent et exploitent les gens. Mais parmi vous, il ne doit pas en être ainsi. Parmi vous, celui qui veut être grand, doit se faire petit ; celui qui veut être le premier, doit se faire le dernier ; et celui qui veut commander, doit se mettre à la disposition de tous et se faire le serviteur de tous» (Mt.20,25-28 ; 23,11-12 ; Mc.9.35; Lc. 9.48).

Cette lutte contre les tendances asservissantes du pouvoir, Jésus la mène principalement poussé pas un souci de liberté qu’il veut assurer d’abord à soi-même et laisser ensuite en héritage à la communauté de ses disciples. Il sait que cette liberté est la matrice originelle de toute véritable humanité ; et que l’être humain ne pourra ni grandir, ni s’élever, si l’arbre de sa vie n’enfonce pas ses racines dans le terreau de la liberté.

Pour défendre et sauvegarder sa liberté, Jésus n’aura pas peur de se confronter à l’hostilité des pouvoirs établis et de se mesurer aux positions des autorités religieuses et civiles de son temps qui auraient bien voulu le manipuler, le faire danser au rythme de leur musique, ou, tout au moins, le confiner dans les limites étroites de leurs traditions, de leurs préjugés et de leurs croyances ; l’enfermer dans la prison suffocante de leurs lois et de leurs normes. Aucune autorité, cependant, n’a pu le faire taire, ni l’empêcher d’aller jusqu’au bout de sa mission et de son rêve.

Jésus tient à garder intacte sa liberté d’homme, afin de pouvoir être entièrement soumis et disponible à la volonté de Dieu, qu’il aime et qu’il traite comme un Père. C’est la seule et unique dépendance qu’il accepte dans sa vie. Mais cette dépendance, étant celle de l’amour, ne fait que renforcer encore davantage la qualité et l’étendue de sa liberté. C’est cet amour qui le rend un homme libre.
C’est à cause de cette fondamentale liberté, que Jésus a été capable de préserver intacte l’intégrité et l’originalité de sa physionomie intérieure et de rester maître de ses idées et de ses convictions, même au prix de sa vie. C’est pour cela qu’il a été un individu unique dans son genre ; un exemplaire original et exclusif de vraie sagesse et d’authentique humanité. Il n’a jamais été une copie de quoi que ce soit.

C'est grâce à cette liberté  que le Nazaréen ne s’est jamais laissé influencer par les modes, les préjugés, les opinions préconçues, les dogmes établis, les traditions surannées et souvent dégénérées de la culture et de la religion de son temps. Cela signifie qu’il ne s’est jamais laissé contaminer par cette vision pessimiste et manichéenne de la réalité, typique de l’éthique juive de son temps, qui percevait le monde matériel comme mauvais; qui voyait le mal et le péché partout; qui considérait l’homme comme un être fondamentalement mauvais et corrompu, en révolte constante contre Dieu, attiré par le mal, qui lui colle à l’âme comme la sueur colle à la peau en une torride journée d’été; qui a constamment besoin d’amadouer et d’apprivoiser la divinité pour obtenir ses faveurs et sa bienveillance ou pour éviter son courroux.

La pensée de Jésus a échappé à la mentalité et la culture patriarcale et élitiste de son temps qui partageait le monde entre justes et pécheurs, entre élus et reprouvés, entre sauvés et damnés. Pour Jésus, il n’y a pas d’être humain foncièrement mauvais, mais seulement des personnes qui, à cause des circonstances de la vie, du milieu social dans lequel ils ont vécu, de leur culture ou de leur inculture, de leurs tares et de leurs limites, se trompent, trébuchent, tombent, s’égarent, s’aveuglent sur les chemins d’une existence qui souvent est trop difficile et trop compliquée pour eux.

Pour Jésus il n’y a pas de pécheurs, mais seulement des êtres malades dans le corps et dans l’âme qu’il faut soigner et aider à se relever. Pour Jésus, il n’y a que des êtres égarés qu’il faut aller chercher et accompagner tendrement sur la route du retour. Pour Jésus, il n’y a que des personnes malheureuses, qui souffrent à cause de leur immense pauvreté (matérielle, psychologique, humaine et spirituelle) et qu’il faut enrichir des valeurs (et de cette sagesse) qui viennent de l’Esprit de Dieu. Pour Jésus, il n’y a que des personnes désaxées et aveuglées qui n’ont jamais été capables de voir clairement et qu’il faut tout simplement éclairer et orienter pour qu’un peu plus de clarté se fasse dans leur obscurité.

C’est pour cela que Jésus de Nazareth a été pour beaucoup un maître et une lumière. Pendant toute sa vie, ce Maître a aidé les maganés et les ratés de la vie, non seulement à avoir confiance en eux-mêmes, mais aussi à mettre leur confiance dans l’amour de son Dieu:
 -afin que leur apparaisse dans une nouvelle lumière la vérité sur Dieu, la vérité sur eux-mêmes, la vérité sur le monde, ainsi que le sens de leur présence en ce vaste Univers;
-afin qu’ils puissent entrevoir une forme plus accomplie et plus heureuse que peut prendre leur existence en ce monde, ainsi que les traits améliorés et redessinés de leur visage et de leur paysage intérieur, s’ils déploient leur présence sur cette terre sur les routes de la confiance, du respect et de l’amour;
- afin qu’ils découvrent leur place, leur valeur, leur grandeur, leur liberté et leur immense dignité dans le monde nouveau qu’il vient instaurer («le Royaume de Dieu») ; ainsi que l’intensité de la tendresse dont ils sont enveloppés de la part du Dieu-Père.

Le Dieu de Jésus n’est plus donc le Dieu oppressif et oppresseur des religions, mais le Mystère d’une Énergie Amoureuse Originelle qui soutient toute la Réalité et qui se manifeste en elle; et qui révèle spécialement sa nature et sa présence dans la personne humaine. La présence de cette Force Primordiale d’Amour dans l’homme, est la raison et la garantie de la foncière et inaliénable liberté de celui-ci. Jésus dira que c’est cette vérité sur le monde, sur l’homme et sur Dieu la Bonne Nouvelle qui fait de nous des créatures extraordinaires, des êtres libres et des humains accomplis (Jn.8, 31-36).

Et s’il y une attitude qui est contraire à la pensée et à l’esprit de Jésus, c’est bien le comportement « victimiste » et culpabilisant de l’homme qui se considère une ordure et un gâchis devant Dieu. S’il faut reconnaître que presque toutes les religions ont consacré et encouragé cette attitude de culpabilité morbide de l’homme dans ses relations avec la divinité, il faut, malheureusement, admettre aussi que c’est surtout le catholicisme qui a choisi cette posture défaitiste et pessimiste comme étant l’état et la condition normale du fidèle croyant lorsqu’il s’adresse à Dieu.

 Cette attitude d’assujettissement coupable de l’homme toujours fautif et irréparablement « pécheur » devant Dieu, a été un virus qui a contaminé l’ensemble des doctrines et des rites de l‘Église catholique. De sorte que, aujourd’hui encore, la disposition intérieure typique du pieux catholique qui va à l’église et qui participe à ses liturgies et qui reçoit ses sacrements, est celle de quelqu’un qui doit faire cela avec la conviction d’être indigne de la bienveillance et de l’amour de Dieu, d'être un minable et un délinquant qui ne peut  donc qu' implorer de Dieu pitié et pardon.  Le fidèle catholique, pour être un bon chrétien, doit toujours se considérer comme un minable et un délinquant que Dieu ne peut qu’incriminer et châtier ou pardonner et gracier.

 À cause de sa condition de coupable invétéré, l’homme croyant n’a pas le droit de se tenir débout, de faire valoir sa valeur, son innocence et sa dignité. Car il n’en a aucune. Il ne peut que ramper, s’écraser, s’agenouiller devant Dieu, comme un serf disgracié devant son souverain ; comme un esclave fautif devant son maître ; comme un criminel devant son juge ; comme un condamné à mort devant son bourreau… Pour implorer de ce Dieu, sévère et irascible, faveurs, aide,  indulgence, miséricorde, réconciliation, rédemption et grâce. Combien le Dieu que cette attitude servile, humiliante et avilissante suppose, est loin du Dieu-Père décrit par Jésus dans la parabole de l’enfant prodigue !

La lutte de Jésus pour préserver intacte sa liberté d’homme, est loin d’être un simple trait ou une curiosité biographique de sa personnalité. C’est, au contraire, un phénomène d’une extraordinaire importance et d’une grande actualité pour nous, les gens de la modernité et du  XXIe siècle, qui  vivons au temps des «droits et des libertés» de la personne. L'époque moderne nous a enrichi de toute sorte de libertés: liberté de pensée et de croyance,  liberté  d'opinion et d'expression, liberté de conscience, liberté de religion, liberté sexuelle... Les femmes, au moins en Occident, ont été «libérées» et se sentent  telles. Nous jouissons donc, sans aucun doute, d'une plus grande liberté; d'une émancipation et d'une indépendance personnelles que nos ancêtres ne connaissaient pas.  Par contre, nous sommes tous devenus, plus au moins, des esclaves du progrès technique et économique, du bien-être matériel, de l'argent, de la consommation, de nos exigences de confort, de nos besoins artificiels et induits par la publicité, la mode, les médias, qui manipulent d'une façon subtile et sournoise notre psychisme et altèrent donc notre liberté.   

En ce monde moderne qui est le nôtre, serons-nous capables d’échapper à cet esclavage généralisé et de conserver ou de récupérer la condition d’hommes et de femmes libres et libérés que le Maître de Nazareth a laissé en héritage à ses disciples ?


BM

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