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mardi 4 avril 2017

LAZARE OU L’AMOUR QUI PEUT TUER


(Jn 11, 1- 45 - 5e dim. Carême, A)

            Il y a sans doute plusieurs façons d’approcher ce texte de l’évangile de Jean qui nous raconte le « miracle » de la résurrection de Lazare. Il faut qu’il soit clair dès le début que ce récit de résurrection n’est pas le compte-rendu d’un fait réel et historique, mais uniquement une des ces compositions allégoriques ou symboliques si chères à l’évangile de Jean, et à travers lesquelles, l’Auteur cherche à transmettre un enseignement aux chrétiens de son temps ou à illustrer un aspect de la richesse spirituelle qui se dégage de la personne de Jésus de Nazareth.

            L’évidente absurdité de ce récit est là exprès pour nous faire comprendre que nous sommes ici en présence d’une sorte d’énigme qui doit être déchiffrée ; d’une parabole ou d’un conte qui doivent être interprétés et expliqués afin d’en découvrir le sens que Jean a caché entre les lignes du texte.

            Généralement, les prédicateurs commentent cette histoire de « résurrection » à partir d’une approche religieuse-théologique, en développant le thème de la divinité de Jésus qui, en tant qu’incarnation de Dieu sur terre, a été capable de ressusciter les morts ou d’être pour tous les croyants une source de vie nouvelle en ce monde et dans l’autre.

            Puisque dans ce récit il ne peut évidemment pas être question d’une mort corporelle ou physique, il faut en conclure que l’auteur cherche ici à présenter un autre genre de mort, qui ne peut être qu’intérieure, spirituelle, psychique, affectant l’esprit, l’âme et le cœur de Lazare.

            Je pense qu’il est donc possible d’aborder cet épisode évangélique d’un point de vue plus psychologique (anthropologique), et de voir dans ce conte une mise en scène et une analyse de certains troubles psycho-émotionnels-affectifs, affectant les comportements et les relations humaines. Troubles qui, à la longue, peuvent se révéler néfastes pour la vie et le développement harmonieux des personnes et pour le dépassement et la guérison desquels l’évangile donne ici des thérapies d’interventions et des pistes de solutions.

            Voilà donc Marthe, Marie et Lazare, deux sœurs et un frère, trois célibataires adultes, qui ne sont déjà plus dans la verdeur de leur jeunesse, qui vivent ensemble dans la même maison, probablement héritée des parents décédés. De ce que nous pouvons lire entre les lignes, ces trois frères semblent avoir construit leurs existences respectives dans une dépendance réciproque totale.

            Marthe, c’est la femme active, pratique, efficace, entreprenante, pourvoyeuse, indispensable à la gestion des affaires de la maison et à la satisfaction des besoins matériels de chacun. C’est aussi la femme jalouse, qui n’a jamais réussi ni à égaler ni à comprendre le charme mystérieux et parfois inquiétant qui se dégage de sa sœur Marie.

            Marie, c’est la femme mystérieuse et complexe qui, sous une apparence timide, réservée, effacée, peureuse, cache un caractère passionné et une capacité affective extraordinaire. C’est aussi une femme introvertie, avec des tendances mystiques et contemplatives et une extraordinaire sensibilité. C’est pour cela qu’elle a besoin de s’attacher, d’aimer et de se sentir aimée ; besoin d’une présence et d’une figure masculine dans sa vie. C’est une femme qui, faute de ne pouvoir appartenir totalement à Jésus, dont elle était tombée follement amoureuse, n’a trouvé d’autre issue à son besoin d’amour que de s’attacher, d’une façon presque morbide, à l’ami de Jésus, son frère Lazare, sur lequel elle a transféré tout l’attachement quelle éprouvait pour l’homme de Nazareth.

Mais si les sentiments que Marie entretenait envers Jésus, étaient quelque chose de beau, de stimulant et d’envoûtant autant pour elle que pour lui ; l’amour possessif et la dépendance qu’elle avait développé dans sa relation avec Lazare, avaient, par contre, quelque chose de pathétique, de troublant et de malsain, qui, à la longue, ont fini pour rendre malheureuse Marie et paralyser et détruire la vie du pauvre Lazare.

Lazare se sentait séquestré par l’amour de sa sœur; obligé de vivre à l’ombre et sous l’emprise despotique de son affection accaparante. Lazare se rendait compte qu’il lui était de plus en plus difficile de vivre sa vie : donner du temps à son travail ; rencontrer ses amis, fréquenter des filles, sortir pour des fêtes, participer à des événements, s’absenter pour des voyages. Pour ne pas décevoir l’amour et les attentes que Marie avait placés en lui, Lazare avait dû décevoir les attentes et l’amour de la jeune fille qu’il aimait, mais que, à cause de l‘attitude possessive de sa sœur, il n’a pas eu ni le courage ni la détermination nécessaire de marier. C’est pour cela que, dans la trentaine bien avancée, Lazare est encore célibataire. Il savait qu’une telle situation n’était pas normale pour un juif de son âge ; comme c’était anormal de ne pas avoir une famille à soi ; comme c’était anormal, à son âge, de vivre encore dans la maison paternelle, sous la coupole de ses deux sœurs, otage de leurs chantages et de leurs représailles affectives, esclave de leur besoin de sécurité, de protection et d’affection masculine.

Il avait l’impression que sa sœur Marie se comportait à son égard comme une pieuvre qui  l’enserrait de tout côté, pour le tirer constamment vers elle. Il se sentait suffoqué et paralysé. Il avait souvent l’impression que la possessivité de sa sœur était en train de le tuer, de le faire mourir.

Pour la mettre à sa place, pour lui faire comprendre qu’il avait droit à sa liberté et à sa vie, qu’il ne pouvait plus continuer à assumer envers elle le rôle du père ou du mari, il aurait dû recourir à son autorité de mâle et de chef de famille. Il aurait dû se confronter, s’opposer, la décevoir, la brimer, peut-être aussi quitter la maison. Mais Lazare était un homme trop bon, trop sensible et trop responsable pour faire cela. Il savait que, dans la Palestine de son temps, sans la présence, la protection et le support d’un homme, ces deux femmes, abandonnées à elles-mêmes, auraient été inévitablement dépourvues et exposées au danger, à l’exploitation et à la misère. Ainsi, à cause de l’amour qu’il avait pour ses sœurs, Lazare a accepté de sacrifier sa liberté et sa vie.

                        L’évangile de Jean semble nous dire qu’un jour Marthe et Marie se sont enfin rendues compte que quelque chose ne tournait plus rond chez Lazare ; que quelque chose s’était brisé en lui. Il n’était plus l’homme qu’il était. Cet homme, jadis si enjoué, si pétillant de vie, avait cessé de vivre et s’était transformé en une larve et en un triste fantôme de lui-même.

            À un moment donné, même si elles n’ont pas osé se l’avouer, les deux sœurs ont senti et su qu’elles portaient la responsabilité de la mort intérieure de leur frère. Il est intéressant de remarquer, qu’en informant Jésus de la « mort » de leur frère, Marthe et Marie cherchent séparément et en deux moments différents, à se déculpabiliser, en mettant la faute de ce drame familial sur le dos de Jésus : «Si tu avais été là, notre frère ne serait pas mort» (Jn 11, 21 et 32).

Par le recours à la stratégie du chantage affectif, dont seul les femmes ont le secret, les deux sœurs cherchent à faire croire à Jésus que, s’il les avait aimées davantage; s’il ne les avait pas abandonnées à elles-mêmes ; s’il avait été plus proche et plus présent à leur vie et à leur affection, elles n’auraient pas eu besoin de s’accrocher comme des sangsues à leur frère, jusqu’à le vider de son sang.

            En demandant maintenant à Jésus d’intervenir afin de corriger la situation, elles espèrent que le Maître pourra, d’un côté, les disculper et les innocenter ,et  de l’autre, infuser peut-être une nouvelle raison de vivre, un nouvel élan dans l’âme éteinte de l’ami qu’il aimait, afin de lui permettre de sortir du tombeau dans lequel les exigences sentimentales de ses sœurs l’avaient renfermé.

            L’évangéliste nous raconte que Jésus a été profondément touché et troublé par ce drame, fait de faiblesses humaines, d’amour captatif, d’égocentrisme et d’incompréhension, jusqu’à pleurer de rage, d’amertume et de frustration. Il cherche alors à secouer les deux sœurs, afin de les faire réfléchir, de leur ouvrir les yeux, de les rendre conscientes de leurs attitudes égoïstes et du mal qu’elles ont causé à leur frère. Jésus sait, en effet, que jamais Lazare ne pourra se redresser, si ses sœurs continuent à rester repliées sur elles-mêmes ; que jamais il ne pourra reprendre à vivre, si elles, quelque part, n’acceptent pas de mourir.

            « Regardez ce que vous avez fait à Lazare ?» - Semble leur crier Jésus - Regardez ce qu’il est devenu ! Dans quel état vous l’avez réduit ! Vous l’avez paralysé ; vous lui avez ôté toute capacité de vivre, d’être indépendant, d’être lui-même, de se réaliser selon ses désirs, ses aspirations, ses aptitudes. Maintenant le temps est venu, pour vous, d’arrêter l’oppression, de hôter les poids, d’enlever la pierre sous laquelle vous l’avez pendant longtemps écrasé. Oui, enlevez donc cette pierre pour qu’il puisse se relever.

Pour vous mettre en lumière, il a dû se retirer dans l’ombrer. Pour vous contenter, il a dû s’oublier ; pour assurer votre vie, il a dû sacrifier la sienne ; pour vous permettre de vivre, il a dû mourir; pour vous permettre de sortir du cachot de vos méfiances et de vos peurs, il a dû accepter de se faire ensevelir dans le caveau de votre possessivité. «Faites le  donc sortir de son tombeau!»

C’est vous qui l’avez renfermé dans le tombeau des vos besoins. C’est vous qui l’avez enchaîné aux exigences de votre soit disant « amour ». Le temps est venu, pour vous, de le faire sortir de sa noirceur, afin qu’il puisse à nouveau venir à la lumière, se manifester au grand jour tel qu’il est, et retrouver sa véritable identité et les richesses de sa magnifique personnalité.  « Lazare, sors de là!» Tu as le droit de vivre ta vie ! Tu as le droit d’avoir ta place au soleil ! Tu as le droit de penser à toi et de ne pas vivre seulement en fonction des autres, en faisant dépendre ton existence de leur approbation.

Il faut que tu oses te confronter. Il faut que tu trouves le courage de t’opposer ; de dire non ; de déplaire, s’il le faut, et si cela est nécessaire à l’accomplissement de ton destin. Tu as droit à ton bonheur. Tu as le droit de chercher et d’occuper la place qui est la tienne dans ce monde. Tu as le droit de réaliser tout le potentiel de ta personnalité. « Déliez-le et laissez-le aller!» Le temps est venu de défaire les nœuds qui l’immobilisaient, pour qu’il puisse à nouveau bouger, marcher, sortir à la rencontre de ses rêves et de ses projets. Le temps est venu de le délier des attaches, pour que son bateau puisse à nouveau prendre la route du grand large et gonfler les voiles vers les rivages de ses rêves inachevés. Le temps est venu de l’aimer vraiment ; de l’aimer pour lui-même ; de l’aimer pour ce qu’il est et non pas pour vous ou pour ce qu’il vous apporte.

            C’est seulement cet amour désintéressé et gratuit de votre part qui lui donnera de revenir de sa mort et de reprendre à vivre. L’autre amour, votre ancien amour, qui n’est qu'un égoïsme déguisé, ne fera que pourrir davantage la qualité de son existence et le garder pour toujours renfermé dans les ténèbres de son tombeau. Il est grand temps donc d’arrêter le processus de sa décomposition, car la mauvaise odeur de la pitoyable existence se fait déjà sentir dans les environs. 


            Nous savons que Jean est l’évangéliste de l’Amour. Ce conte sur Lazare, peut donc être interprété comme une belle leçon sur l’amour. Ici, le Jésus de Jean nous enseigne qu’aimer vraiment, c’est toujours laisser l’autre libre de choisir sa route et son destin. Si je veux que l’autre ne vive que pour moi ; si je veux être le Tout de l’autre et donc l‘unique objet de ses attentes, de ses intérêts et de ses désirs, je m’impose comme son Dieu et donc je me transforme en une idole jalouse, oppressive et accaparante, qui ne cherche qu’à soumettre et à posséder et qui tue la liberté et la joyeuse spontanéité de l’amour.

            Finalement, ce récit de Jean veut nous mettre en garde contre les écueils de l’amour. Il veut faire découvrir aux amants deux choses fondamentales. Premièrement, que leur amour n’est et ne sera jamais parfait, car il porte inévitablement en soi les marques de leurs limites et de leurs faiblesses.
Deuxièmement, il veut leur apprendre que l’amour qui a le plus de chance de réussir, de durer, de faire vivre et d’épanouir les amants, est encore celui qui rassemble le plus à l’amour que Dieu a pour nous : un amour inconditionnel, fait exclusivement de gratuité et de don de soi, de désir de contribuer au bonheur de l’autre, sans calcul, sans regret, sans retour en arrière et sans attente de gratification ou de rétribution.

            Serait-ce trop prétentieux pour les humains que d’aspirer à s’approcher le plus possible de cette forme sublime et divine de l’amour ? Ce récit de Jean nous dit que non.


BM 

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