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lundi 20 février 2017

«Aimez vos ennemis ....»


La solution à nos problèmes:  non plus  dans la force de la violence,  mais dans la force de l’amour

(Mt.5, 38-48. - 7e dimanche Ord. A)

Ce passage de l‘évangile de Matthieu présente encore à notre réflexion des extraits du discours des Béatitudes que la liturgie nous fait lire au cours de ces dimanches du temps ordinaire. Ces textes sont d’une nouveauté et d’une intensité spirituelle extraordinaires. Malheureusement, le temps à notre disposition ne nous permet pas de les développer comme ils le mériteraient. Comme d’habitude,  je me limiterai à attirer votre attention sur quelques aspects de la pensée du Maître Jésus que ces textes nous dévoilent.

« Vous avez entendu qu’il a été dit : Œil pour œil dent pour dents… »

Dans le livre de l'Exode, il est dit : «S'il arrive malheur, tu paieras vie pour vie, œil pour œil, dent pour dent, main pour main, pied pour pied, brûlure pour brûlure, blessure pour blessure, meurtrissure pour meurtrissure» ( 21-23-25). C’était la loi du talion.

Pour nous, cela semble brutal, cruel, sauvage, et c’est vrai ! Cependant, nous devons considérer que cette directive de la loi mosaïque constituait pour l'époque une grande amélioration dans la marche évolutive des civilisations. En fait, avant ce moment-là, si quelqu’un du clan était tué, les habitudes et les normes en vigueur permettaient de tuer tous les membres du clan opposé. Autrement dit, il n'y avait pas de limite à la vengeance. Avec la loi du talion était appliqué un frein, était tracé une frontière à l’expression de la haine, en permettant un règlement de comptes qui fût proportionnel à l’injustice ou au dommage subis. Le dicton « œil pour œil et dent pour dent » était en fait une forme de modération et de mesure : la réaction devait être proportionnée au préjudice reçu.
Aujourd’hui encore, même dans notre société moderne et soit disant civilisée, cette loi primitive du talion pourrait beaucoup aider à contenir la spirale de la violence dans le monde et à marcher vers une meilleure forme de justice, si on s’en tenait strictement à elle. Combien de fois, hélas, nos réactions sont disproportionnées à l’action. Sans aller chercher dans les relations internationales, dans des guerres modernes, dans les antagonismes religieux, les manifestations du terrorisme, pensons tout simplement aux relations dans la famille, au travail, au volant d’une voiture où souvent un petit geste, un mot de plus ou mal placé déclenche toute une chaîne de réactions excessives, chargées de colère et de violence.

« Vous avez appris qu’il été dit : tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi…»

Au temps de Jésus tout le monde attendait un Messie guerrier qui devait détruire les ennemis d'Israël. Pour les juifs du l’époque de Jésus, c’était presque un devoir civil et religieux, un signe de zèle et de foi, que de haïr les ennemis, identifiés presque toujours avec les représentants de la puissance étrangère d’occupation, et donc avec ceux qui ne partageaient pas leur religion et leur culture. Le psaume 139, 21 à 22 dit : «Seigneur, comment pourrais-je ne pas haïr ceux qui te haïssent, et ne pas mépriser ceux qui se lèvent contre toi. Oui, je les hais d'une haine parfaite, je les considère tous mes ennemis».

C’est dans ce climat d’agressivité, d’intolérance que le phénomène « Jésus de Nazareth » fait son apparition en Palestine. Et que proclame-t-il ?

« Aimez vos ennemis et prier pour ceux qui font du mal et vous persécutent »

Ça va pas, non !? Mais il est fou ! Il a perdu la tête ! Je pense que c’est sans doute ainsi qu’ont dû réagir ceux et celles qui pour la première fois ont entendu ces paroles. Cette directive de Jésus sur l’amour des ennemis on ne la retrouve plus nulle part ailleurs dans les écrits du NT. On dirait que même les écrivains chrétiens du premier siècle ont cherché à l’oublier, tellement elle était inconfortable et dérangeante.

Sous-jacente à cette proposition d’un amour inconditionné envers tous, incluant les ennemis, il y a une nouvelle perception de Dieu. Le Dieu de Jésus n’est plus un être violent. Avant Jésus, on croyait que la grandeur de Dieu consistait dans sa justice qui peut punir et se venger. Jésus dit non ! La grandeur de Dieu est dans son amour, fait de compassion et de miséricorde. Dieu aime tous, bons et pas bons, sans distinction. C’est un Père qui fait lever son soleil sur les vilains et sur les gentils; qui fait pleuvoir sur les justes et les injustes. Dieu n’enverra donc personne faire la guerre aux Romains. Dieu n’est pas là pour arranger nos problèmes politiques et faire triompher nos causes. Jésus était convaincu que la force de la violence ne peut résoudre ni aucun conflit, ni aucune adversité, mais seulement les multiplier et les empirer, en produisant encore plus de misère et de souffrances. La seule solution à nos problèmes nous devons la chercher non plus dans la force de la violence, mais dans la force de l’amour.

Que faire alors ? Disaient tous ces juifs désenchantés. Nous soumettre avec résignation au tyran ? Accepter l'injustice ? Gardez le silence devant les abus ? Abandonnez pour toujours l'espoir d'un monde nouveau ?
Pas du tout ! Jésus n’est pas stupide. Il sait très bien que l’on n’a pas le contrôle de nos émotions ; que l’on ne peut pas commander à nos sentiments et qu’il est donc impossible de ressentir de l’affection et de la sympathie (ne parlons pas d’amour !) pour celui que te frappe, qui t’insulte, qui te tyrannise, qui t’humilie, qui te harcèle, qui te viole, qui te fait du mal. Et qu’il est nécessaire et même obligatoire de réagir et de lutter devant la méchanceté et l’injustice.  

Jésus cependant propose une autre façon de réagir ; un autre style de lutte. Et c’est en cela que consiste la nouveauté et l’originalité de sa proposition ! Il nous dit: Ne paye pas ton ennemi avec la même monnaie que la sienne. Continue à lui donner du bon et du bien. Si tu lui donne du mal et de la haine, tu deviendras méchant et haineux comme lui. Tu ne vaudras pas plus que lui. Si tu permets à ton ennemi d’empoisonner ton cœur avec la rancune et le désir de vengeance, il aura gagné deux fois sur toi : la première fois, parce qu’il aura réussi à te faire du mal ; et la deuxième fois parce qu’il aura réussi à te transformer en une copie de lui-même, en pervertissant ton esprit à l’image du sien. La victoire du tortionnaire est totale, lorsque la haine qui l’anime réussit à contaminer l’âme de la victime.

Jésus ici propose donc aux siens une nouvelle façon d’agir et de réagir qui les fait aller au-delà de ce qui est le comportement habituel. Ce nouveau comportement nous surprend. Mais il possède la capacité de couper à la racine la spirale du mal, de la haine et de la violence. Quelqu’un veut prendre ton manteau ? Laisse-lui aussi ta veste. Quelqu’un t’oblige à faire un kilomètre de route ? Fais-en deux avec lui. Quelqu’un te gifle sur la joue droite ? Tends- lui aussi la gauche. De cette façon tu désarmeras ton adversaire ; tu le confondras ; tu le désorienteras ; tu le désarçonneras par l‘attitude opposée de ta mansuétude, de ta douceur et ta gentillesse. Il sera impressionné par la maîtrise de tes gestes, par ton courage et la qualité de ta personnalité. Devant la beauté de ton âme, il sera renvoyé à la turpitude de la sienne. Et il en aura honte. Et il ne saura plus comment se comporter. Alors, toi, le doux, tu seras le vainqueur et lui, le violent, sera le vaincu. Toi, le faible, tu remporteras la victoire, et lui, le fort, sera défait. Et cela même si dans sa rage il réussira à t’envoyer au tapis.

 Je pense que c’est peut-être cela que Jésus voulait nous faire comprendre lorsque dans son discours sur les Béatitudes il affirmait que les doux conquerront et posséderont la terre.

BM  2017


mercredi 15 février 2017

LA RELIGION DISQUALIFIÉE OU L’ÉLOGE DE L’INTÉRIORITÉ


(Mt. 5, 17-37 – Marc 7 - 6e dim. ord. A)

On pourrait dire que le chapitre cinq de l’évangile de Matthieu, qui contient les Béatitudes et les textes que nous lisons au cours de ces dimanches, détermine un tournant dans l’histoire de la spiritualité humaine. Il marque la fin d’une mentalité, d’une forme d’être religieux et de concevoir et de vivre notre relation avec Dieu et nos semblables, ainsi que la fin d’un monde, d’une culture, d’une société programmés et dirigés par la religion.

Dans ces textes, Jésus inaugure une nouvelle façon de concevoir la fonction de la religion dans la vie de la personne et une nouvelle manière de se rapporter à elle. En affirmant que la religion est au service de l’homme et non pas l’homme au service de la religion, Jésus brise le pouvoir absolu que la religion pensait détenir sur la conduite et la conscience des humains.

Jésus ne dévalorise pas la religion en tant que telle, mais il invite ses disciples à aller au-delà et, souvent, à passer par-dessus les obligations qu’elle impose (ses dogmes, ses pratiques cultuelles, ses exigences éthiques) et à dépasser la simple probité et honorabilité toute extérieure qu’elle procure :« Si votre justice ne dépasse pas celle des scribes et des pharisiens, vous n’entrerez pas dans le Royaume des cieux ».

Vous aurez remarqué que dans ces textes, comme d’ailleurs dans toute sa prédication, Jésus n’exhorte jamais les siens à être de bons juifs pratiquants; à se soumettre aux normes et aux prescriptions de la Loi mosaïque comme les ablutions rituelles, le repos du sabbat, le jeûne, la prière à la synagogue, la dîme … Il n’encourage pas les siens à être dociles et obéissants aux autorités religieuses. Il est loin d’en donner lui-même l’exemple.

Mais il exhorte les siens à être des personnes de cœur.

Pour Jésus la religion doit transformer l’homme de l’intérieur, doit changer son cœur, lui offrir la possibilité de devenir une meilleure personne. Elle doit l’aider à devenir un homme libre ; à prendre conscience de sa dignité . Elle doit le faire grandir en sagesse, en humanité, en amour. Elle doit lui ouvrir l’accès à une plus grande confiance, à plus de paix, à plus de joie, à plus de bonheur dans sa vie quotidienne. Elle doit aider l’homme à bâtir un monde plus égal, plus juste, plus fraternel, plus respectueux, plus pacifique.

 Si la religion ne réussit pas à faire cela; si, au contraire, elle manipule les individus, les opprime, les culpabilise, les angoisse, les terrorise par la menace de châtiments éternels afin de les asservir plus facilement à ses ambitions
 de prestige, de domination et de pouvoir, alors elle devient une institution néfaste qui perd toute légitimité et qu’il faut abandonner.

C’est pour cette raison que Jésus a pris ses distances d’avec la religion de son temps et qu’il n’a jamais été un juif ni bien pratiquant, ni bien fervent. Jésus s’est toujours senti libre vis-à-vis des règles du système religieux de son temps et totalement indépendant de l’autorité de ses prêtres. Il a disqualifié l’importance de la fonction du Temple et du culte que l’on y pratiquait. Il n’a pas hésité à critiquer et à condamner, avec une extrême véhémence, le légalisme, le formalisme, le radicalisme, le fanatisme et l’hypocrisie de ses représentants les plus emblématiques, comme les scribes et les pharisiens.

Avec Jésus, pour la première fois dans l’histoire de l’évolution spirituelle de l’humanité, il est enseigné que la qualité d’une personne est donnée par la profondeur de son humanité: c’est-à-dire par la beauté de son âme, la pureté de son cœur, l‘intégrité de ses intentions, le degré de sa compassion, la force de son amour ; et jamais par la longueur de ses franges, l’élégance de son costume, le succès de son entreprise; le luxe de sa maison, la puissance de sa voiture et la consistance de son compte bancaire.

Avec Jésus, la valeur réelle de l’individu est désormais déterminée par sa physionomie spirituelle et donc par sa consistance intérieure et non pas son aspect extérieur. Pour Jésus, c’est n’est pas la lettre de la loi qui compte, mais son esprit. Pour lui, toute loi doit subir un processus d’intériorisation amoureuse pour passer le test de sa légitimité, de sa viabilité et de sa véritable utilité pour l’homme.

Jésus est convaincu que tout être humain, dans ses profondeurs les plus intimes, est porteur d’un Esprit « divin », qui est essentiellement une Énergie bénévole, une Force d’attraction, de communion, de relation qui lui vient d’ailleurs. Pour Jésus, tout humain est, dans ce monde, le lieu privilégié de la présence d’un Esprit d’amour jailli en lui de la « Source Originelle » de tout être et de tout amour qu’il appelle affectueusement Papa-Dieu.

Or, la tâche que Jésus s’est donnée a été, précisément, celle de faire découvrir à l’homme la présence en lui de cet esprit divin, de ce trésor caché, qui depuis les profondeurs de son être, soupire et crie, dans son désir d’être libéré et de se manifester. L’homme est donc appelé à entreprendre le voyage à l’intérieur de lui-même pour atteindre ce puits du cœur où est entreposé l’Énergie amoureuse de Dieu. C’est à cette source de l’amour qu’il doit continuellement s’abreuver pour accomplir le but de sa vie et le sens de sa présence en ce monde. C’est à ce puits qu’il doit constamment puiser pour réaliser sa véritable nature d’individu appartenant à une espèce de vivants expressément sélectionnée par les mécanismes de l’évolution cosmique dans le seul but d’aimer et donc de tisser autour d’elle des relations avec tous les êtres de la terre qui se déploient sous la mouvance de l‘égard, du respect, du soin, de l’émerveillement, de la tendresse et de l’amour.

Or, qui dit amour, dit désir, soupir, élan, passion, fusion, communion, admiration, respect, bienveillance, soin, empathie, compassion, l’autre avant moi, le bonheur de l’autre avant le mien. Dans l’amour sont éliminées et extirpées à la racine toutes relations et attitudes basées sur la supériorité, le pouvoir, la prédominance et l’oppression. Au contraire, lorsque j’aime, je ne veux que faire plaisir, que prendre soin de l’autre, que le rendre heureux ; que me mettre à son service. Je veux donner, tout donner, me donner, pardonner, s’il le faut, ce qui est donner au-delà même de mes attachements, de mes goûts et de mes sentiments.

Lorsque j’aime je veux être le bonheur de l’autre ; je veux faire le bonheur de l’autre; je veux donner du bonheur à l’autre. Et pour cela (et c’est le miracle de l’amour et  la preuve de son caractère « divin » !) je suis prêt à tout faire, à tout abandonner, à tout sacrifier ; ma vie, ma santé, ma peau, mon sang, mon poumon, mon rein ... Je suis prêt à arracher mon œil, à couper ma main, si cela peut servir à procurer plus de bonheur et de vie à ceux que j’aime. Selon Jésus, c’est désormais l’amour que Dieu a répandu dans nos cœurs, qui motive et oriente notre action, et non plus la loi, l’obligation ou la crainte de la sanction.

Avec Jésus, pour la première fois, la sainteté et la valeur d’une personne sont produites non plus par l’exemplarité de ses rapports avec le Dieu de la religion, mais par l’exemplarité de ses rapports « amoureux » et bénévoles avec son prochain, indépendamment et en dehors de tout contrôle de la part de la religion.   

Dans ce discours de Jésus, que nous trouvons au chapitre cinq de l’évangile de Matthieu, il y une phrase qui est répétée à maintes reprises (sept fois), comme un refrain que le Maître veut graver dans la mémoire de ses auditeurs. Une phrase qui pour lui est sans doute très importante et qui m’a toujours frappée, moi-aussi : « Vous avez appris que dans le passé il a été dit…mais moi maintenant je vous dis …».
Par-là, Jésus semble vouloir se détacher du passé religieux de ses coreligionnaires; désacraliser le caractère intouchable et la valeur normative de la tradition religieuse et relativiser, par conséquent, l’importance de la religion et sa prétention à se présenter comme l’unique instance et l’intermédiaire nécessaire dans la relation de l’homme avec la divinité.
Il veut sans doute par-là enseigner qu’il n’y a pas d’Institution sacrée, de vérités absolues, de dogmes inaltérables, de règles éthiques immuables, mais que tout est contestable, discutable, révisable et assujetti à la loi universelle et cosmique de l’évolution, de la transformation, du changement, et donc aussi, à l’inévitabilité de la désuétude, du déclin et de la mort. Rien n’est stable et fixe, définitif. Panta rhei » (Πάντα ῥεῖ) », « Tout coule », « Tout passe », disait au VIe siècle avant J.-C., le philosophe Héraclite d’Éphèse. Cette loi universelle s’applique aussi aux religions, quoi que pensent certains fervents catholiques, encore convaincus de la nature divine et impérissable de leur Église et du caractère absolu et inaltérable de la vérité qu’elle détient.

Nous savons aujourd’hui par l’ethnologie, l’anthropologie et les sciences humaines et sociales que les religions n’ont pas toujours existées. Les humains se sont passés d’elles pendant la plus longue partie de leur présence sur cette planète (tout le paléolithique - 200.000 ans a.c). Dans l’histoire évolutive de l’humanité, elles sont donc un phénomènes culturel et social relativement récent (du néolithique, période de la sédentarisation et de la révolution agraire, 10.000 ans a.c.). Les religions sont des créations humaines élaborées pour aider, accompagner et répondre aux besoins pratiques d’organisation des sociétés primitives et aux interrogations existentielles des humains au cours de leur histoire. Elles ont été utiles, mais elles ne sont pas indispensables, ni pour créer de la profondeur humaine, ni de le spiritualité, ni pour nourrir le penchant contemplatif et l’élan mystique de l’homme.  C’est la spiritualité de l’homme qui a produit la religion, et non pas la religion qui a produit la spiritualité.

La configuration de base des religions, avec leurs mythes fondateurs, leurs patrimoines symboliques et leur structure directive et normative nés à l’ère du néolithique, a perduré jusqu’à l’époque moderne. C’est pour cela que ces religions anciennes sont devenues maintenant totalement obsolètes.

C’est pour cela qu’aujourd’hui les religions en général, et le christianisme occidental en particulier, ont besoin de se restructurer, de se transformer et de s’adapter, car beaucoup de choses ont changé dans notre monde depuis dix mil ans. Mais si elles se figent ; si elles n’ont pas de courage de se débarrasser de leur équipement archaïque et périmé ; si elles ne marchent pas au rythme de l’évolution des connaissances, des cultures, des idées, des mentalités, elles se transformeront inévitablement en des musées renfermant des repères archéologiques qui tout au plus réveillent la curiosité, mais qui n’ont plus aucune utilité.

Si les religions s’obstinent à rester renfermées dans la cosmovision ancienne, à conserver le système opératif, la configuration et les programmes du néolithique, incompatibles avec les systèmes modernes de lecture, d’analyse, de compréhension d’interprétation et d’explication de la réalité, elles deviendront insignifiantes et inutilisables. Elles seront ignorées et mises de côté, comme on écarte la vieille gabardine trouvée dans le grenier, mais trop démodée, trop usée et trop ridicule pour être à nouveau portée.

Le christianisme est une religion « agricole». Dans nos sociétés modernes, qui sont fondamentalement des « sociétés de la connaissance et du savoir », ce genre de «religion» surgie d’une société agraire et avec une structure conçue pour assurer le bon fonctionnement d’une communauté rurale ancienne, n’est tout simplement plus viable. Aujourd’hui, soit le christianisme cesse d’être une religion agricole, soit il coulera avec la totalité de son outillage néolithique.

C’est la situation dans laquelle se trouve l’Église catholique d’aujourd’hui et le drame que vivent, hélas, les catholiques modernes, qui souffrent dans les vieux sabots démodés, trop lourds, trop rigides, trop serrés et terriblement inconfortables dans lesquels l’Église les oblige à marcher. Il y en a parmi eux qui, par un sentiment viscéral d’attachement et de fidélité à leur vieille Église, n’osent pas les ôter ; mais alors ils ont arrêté de marcher.

Il y a d’autres catholiques (et c’est la majorité) qui, fatigués d’endurer l’inconfort et la douleur, se débarrassent tout simplement de leurs sabots, afin de récupérer la complète enjambée de leurs pas, la pleine liberté de leurs mouvements et de pouvoir enfin partir sur les chemins de la vie à la vitesse de leurs nouvelles perceptions, de leurs nouvelles convictions, de leurs nouvelles visions et de leurs nouveaux rêves. Souvent, ces chrétiens ne se sont éloignés de l’Église que pour s’approcher davantage de Jésus de Nazareth.

 Je trouve alors ce Jésus de Matthieu réaliste, concret, lucide et terriblement moderne. Il y a deux mille ans, cet homme avait déjà mis le doigt sur les maux et les blessures dont souffre maintenant l’Église, et il avait déjà ébauché et fait entrevoir la voie à suivre pour qu’elle survive au tsunami de la modernité.

BM 


CETTE LIBERTÉ QUI NOUS FASCINE… ET NOTRE DIFFICILE LIBERTÉ


Mt. 4,12-23 -  (3e dim. ord. A )

Ce texte de l’évangile de Matthieu où Jésus est présenté quittant son village de Nazareth, abandonnant toutes ses attaches et ses sécurités pour partir à l’aventure sur les routes de la Palestine, poussé uniquement par la force de son rêve et la confiance en son Dieu, me donne envie de réfléchir un peu sur un aspect de sa personnalité qui m’a toujours fasciné : son extraordinaire indépendance et sa totale liberté.

Jésus ne dépend ni de rien ni de personne. Il ne reconnaît à aucune autorité humaine, de quelque type que ce soit, le pouvoir d’interférer dans ses options, de décider à sa place, d’influencer ses convictions et de changer l’orientation fondamentale de sa vie. C’est un homme libre.
Il est libre face à sa famille, qu’il garde toujours à distance et qu’il ne laisse pas s’immiscer dans son activité de thaumaturge et de prédicateur ou intervenir dans l’accomplissement de sa mission.

Il est libre face à ses disciples, qu’il choisit lui-même au hasard de ses rencontres sur le bord du lac de Génésareth et sur les routes de Galilée.

Il est libre face aux choses. Il n’a pas de maison, pas de travail, pas de femme, pas de famille, pas d’enfants, pas de propriétés, pas d’argent, pas de sécurité matérielle. Des femmes le suivent et l’assistent de leurs biens. Il mange quand il peut. Il s’assoit alors volontiers à une bonne table quand il est invité. Il vit donc d’amour et de charité. Il vit à la rue, fauché comme un vagabond, mais libre comme le vent. Il décrira un jour son genre de vie par ces images poétiques inspirées de la nature autour de lui :« Les renards ont leurs terriers, les oiseaux du ciel ont leurs nids ; le fils de l’homme, lui, n’a pas où poser sa tête » (Mt.8,20).

Il est libre face aux autorités établies. Il ne se sent renfermé dans aucun système (civil ou religieux), ni soumis à aucune loi humaine, s’il pense que celle-ci l’empêche de vivre selon sa conscience ou s’il la juge en contraste avec ses convictions profondes ou avec la réalisation de la mission qu’il pense être la sienne en ce monde. Il se sent totalement libre autant vis-à-vis du pouvoir des autorités religieuses, que vis-à-vis des innombrables interdits, préceptes et prescriptions de la Loi mosaïque, qui réglaient la totalité de la vie sociale et religieuse de la nation juive de son temps.

Jésus, l’homme libre par excellence, a toujours vu sa mission en ce monde comme une tâche de libération reçue de Dieu ; comme un engagement et un combat qu’il devait mener à bout afin de donner aux humains cette liberté à laquelle ils ont droit en tant qu’enfants de Dieu. Puisqu’ils possèdent la dignité des enfants de Dieu, rien ne doit et ne peut les asservir. Au début de sa vie publique, dans la synagogue de son village natal, Jésus annoncera ouvertement qu’avec lui se réalisent maintenant ces paroles du prophète Isaïe :« L’esprit de Dieu est sur moi … il m’a envoyé proclamer aux captifs la libération, aux aveugles le retour à la vue et aux opprimés l’acquisition de leur liberté.»  (Lc.4,16-20).

Son indépendance et son amour pour la liberté l’ont poussé à relativiser et à critiquer toute loi ou norme visant à soumettre les personnes aux exigences et aux caprices du pouvoir. Il a toujours considéré comme injuste et abusive toute législation visant à faire passer les intérêts d’un parti, d’une classe politique, d’un système, religieux ou politique qu’il soit, avant les intérêts du peuple et le bien-être des personnes. Jésus proclamait haut et fort que la Loi (du sabbat) est faite pour l’homme et non pas l’homme pour la loi.

Jésus a disqualifié non seulement les lois injustes et oppressives, mais il a disqualifié tout pouvoir qui se croit autorisé à s’imposer aux autres par de telles lois, pour aboutir finalement à désavouer et à condamner le pouvoir en tant que tel et à rêver d’un monde et d’une société humaine sans pouvoirs. Pour Jésus, le pouvoir, basé sur le postulat de la supériorité de celui qui l’exerce, est par sa nature oppressif et asservissant et se transforme nécessairement en une cause de conflits, de divisions et d’inégalités. Devenant un élément « diabolique » dans la société (le « diabolos » en grec est celui qui divise), le pouvoir perd alors non seulement sa légitimité, mais aussi son « humanité ». Il déshumanise, en effet, les personnes, la société et le monde.  

Pour Jésus, dans un monde bâti à l’enseigne d’une vraie humanité, les relations entre les personnes ne devraient jamais être gérées par les dynamiques du pouvoir, mais par celles de la fraternité et de l’amour. Pour Jésus, une société est véritablement humaine, non pas lorsqu’elle est construite sur l’amour du pouvoir, mais sur le pouvoir de l’amour.

Il demandera à ses disciples de bannir de leur société toute dépendance basée sur la logique intéressée et perverse du pouvoir qui assujettit et exploite, pour instaurer des relations humaines uniquement fondées sur l’attitude amoureuse du service désintéressé, humble et fraternel. « Vous avez entendu – dira-t-il à ses disciples- que les grands et les puissants de ce monde dominent en maîtres et qu' ils soumettent et exploitent les gens. Mais parmi vous, il ne doit pas en être ainsi. Parmi vous, celui qui veut être grand, doit se faire petit ; celui qui veut être le premier, doit se faire le dernier ; et celui qui veut commander, doit se mettre à la disposition de tous et se faire le serviteur de tous» (Mt.20,25-28 ; 23,11-12 ; Mc.9.35; Lc. 9.48).

Cette lutte contre les tendances asservissantes du pouvoir, Jésus la mène principalement poussé pas un souci de liberté qu’il veut assurer d’abord à soi-même et laisser ensuite en héritage à la communauté de ses disciples. Il sait que cette liberté est la matrice originelle de toute véritable humanité ; et que l’être humain ne pourra ni grandir, ni s’élever, si l’arbre de sa vie n’enfonce pas ses racines dans le terreau de la liberté.

Pour défendre et sauvegarder sa liberté, Jésus n’aura pas peur de se confronter à l’hostilité des pouvoirs établis et de se mesurer aux positions des autorités religieuses et civiles de son temps qui auraient bien voulu le manipuler, le faire danser au rythme de leur musique, ou, tout au moins, le confiner dans les limites étroites de leurs traditions, de leurs préjugés et de leurs croyances ; l’enfermer dans la prison suffocante de leurs lois et de leurs normes. Aucune autorité, cependant, n’a pu le faire taire, ni l’empêcher d’aller jusqu’au bout de sa mission et de son rêve.

Jésus tient à garder intacte sa liberté d’homme, afin de pouvoir être entièrement soumis et disponible à la volonté de Dieu, qu’il aime et qu’il traite comme un Père. C’est la seule et unique dépendance qu’il accepte dans sa vie. Mais cette dépendance, étant celle de l’amour, ne fait que renforcer encore davantage la qualité et l’étendue de sa liberté. C’est cet amour qui le rend un homme libre.
C’est à cause de cette fondamentale liberté, que Jésus a été capable de préserver intacte l’intégrité et l’originalité de sa physionomie intérieure et de rester maître de ses idées et de ses convictions, même au prix de sa vie. C’est pour cela qu’il a été un individu unique dans son genre ; un exemplaire original et exclusif de vraie sagesse et d’authentique humanité. Il n’a jamais été une copie de quoi que ce soit.

C'est grâce à cette liberté  que le Nazaréen ne s’est jamais laissé influencer par les modes, les préjugés, les opinions préconçues, les dogmes établis, les traditions surannées et souvent dégénérées de la culture et de la religion de son temps. Cela signifie qu’il ne s’est jamais laissé contaminer par cette vision pessimiste et manichéenne de la réalité, typique de l’éthique juive de son temps, qui percevait le monde matériel comme mauvais; qui voyait le mal et le péché partout; qui considérait l’homme comme un être fondamentalement mauvais et corrompu, en révolte constante contre Dieu, attiré par le mal, qui lui colle à l’âme comme la sueur colle à la peau en une torride journée d’été; qui a constamment besoin d’amadouer et d’apprivoiser la divinité pour obtenir ses faveurs et sa bienveillance ou pour éviter son courroux.

La pensée de Jésus a échappé à la mentalité et la culture patriarcale et élitiste de son temps qui partageait le monde entre justes et pécheurs, entre élus et reprouvés, entre sauvés et damnés. Pour Jésus, il n’y a pas d’être humain foncièrement mauvais, mais seulement des personnes qui, à cause des circonstances de la vie, du milieu social dans lequel ils ont vécu, de leur culture ou de leur inculture, de leurs tares et de leurs limites, se trompent, trébuchent, tombent, s’égarent, s’aveuglent sur les chemins d’une existence qui souvent est trop difficile et trop compliquée pour eux.

Pour Jésus il n’y a pas de pécheurs, mais seulement des êtres malades dans le corps et dans l’âme qu’il faut soigner et aider à se relever. Pour Jésus, il n’y a que des êtres égarés qu’il faut aller chercher et accompagner tendrement sur la route du retour. Pour Jésus, il n’y a que des personnes malheureuses, qui souffrent à cause de leur immense pauvreté (matérielle, psychologique, humaine et spirituelle) et qu’il faut enrichir des valeurs (et de cette sagesse) qui viennent de l’Esprit de Dieu. Pour Jésus, il n’y a que des personnes désaxées et aveuglées qui n’ont jamais été capables de voir clairement et qu’il faut tout simplement éclairer et orienter pour qu’un peu plus de clarté se fasse dans leur obscurité.

C’est pour cela que Jésus de Nazareth a été pour beaucoup un maître et une lumière. Pendant toute sa vie, ce Maître a aidé les maganés et les ratés de la vie, non seulement à avoir confiance en eux-mêmes, mais aussi à mettre leur confiance dans l’amour de son Dieu:
 -afin que leur apparaisse dans une nouvelle lumière la vérité sur Dieu, la vérité sur eux-mêmes, la vérité sur le monde, ainsi que le sens de leur présence en ce vaste Univers;
-afin qu’ils puissent entrevoir une forme plus accomplie et plus heureuse que peut prendre leur existence en ce monde, ainsi que les traits améliorés et redessinés de leur visage et de leur paysage intérieur, s’ils déploient leur présence sur cette terre sur les routes de la confiance, du respect et de l’amour;
- afin qu’ils découvrent leur place, leur valeur, leur grandeur, leur liberté et leur immense dignité dans le monde nouveau qu’il vient instaurer («le Royaume de Dieu») ; ainsi que l’intensité de la tendresse dont ils sont enveloppés de la part du Dieu-Père.

Le Dieu de Jésus n’est plus donc le Dieu oppressif et oppresseur des religions, mais le Mystère d’une Énergie Amoureuse Originelle qui soutient toute la Réalité et qui se manifeste en elle; et qui révèle spécialement sa nature et sa présence dans la personne humaine. La présence de cette Force Primordiale d’Amour dans l’homme, est la raison et la garantie de la foncière et inaliénable liberté de celui-ci. Jésus dira que c’est cette vérité sur le monde, sur l’homme et sur Dieu la Bonne Nouvelle qui fait de nous des créatures extraordinaires, des êtres libres et des humains accomplis (Jn.8, 31-36).

Et s’il y une attitude qui est contraire à la pensée et à l’esprit de Jésus, c’est bien le comportement « victimiste » et culpabilisant de l’homme qui se considère une ordure et un gâchis devant Dieu. S’il faut reconnaître que presque toutes les religions ont consacré et encouragé cette attitude de culpabilité morbide de l’homme dans ses relations avec la divinité, il faut, malheureusement, admettre aussi que c’est surtout le catholicisme qui a choisi cette posture défaitiste et pessimiste comme étant l’état et la condition normale du fidèle croyant lorsqu’il s’adresse à Dieu.

 Cette attitude d’assujettissement coupable de l’homme toujours fautif et irréparablement « pécheur » devant Dieu, a été un virus qui a contaminé l’ensemble des doctrines et des rites de l‘Église catholique. De sorte que, aujourd’hui encore, la disposition intérieure typique du pieux catholique qui va à l’église et qui participe à ses liturgies et qui reçoit ses sacrements, est celle de quelqu’un qui doit faire cela avec la conviction d’être indigne de la bienveillance et de l’amour de Dieu, d'être un minable et un délinquant qui ne peut  donc qu' implorer de Dieu pitié et pardon.  Le fidèle catholique, pour être un bon chrétien, doit toujours se considérer comme un minable et un délinquant que Dieu ne peut qu’incriminer et châtier ou pardonner et gracier.

 À cause de sa condition de coupable invétéré, l’homme croyant n’a pas le droit de se tenir débout, de faire valoir sa valeur, son innocence et sa dignité. Car il n’en a aucune. Il ne peut que ramper, s’écraser, s’agenouiller devant Dieu, comme un serf disgracié devant son souverain ; comme un esclave fautif devant son maître ; comme un criminel devant son juge ; comme un condamné à mort devant son bourreau… Pour implorer de ce Dieu, sévère et irascible, faveurs, aide,  indulgence, miséricorde, réconciliation, rédemption et grâce. Combien le Dieu que cette attitude servile, humiliante et avilissante suppose, est loin du Dieu-Père décrit par Jésus dans la parabole de l’enfant prodigue !

La lutte de Jésus pour préserver intacte sa liberté d’homme, est loin d’être un simple trait ou une curiosité biographique de sa personnalité. C’est, au contraire, un phénomène d’une extraordinaire importance et d’une grande actualité pour nous, les gens de la modernité et du  XXIe siècle, qui  vivons au temps des «droits et des libertés» de la personne. L'époque moderne nous a enrichi de toute sorte de libertés: liberté de pensée et de croyance,  liberté  d'opinion et d'expression, liberté de conscience, liberté de religion, liberté sexuelle... Les femmes, au moins en Occident, ont été «libérées» et se sentent  telles. Nous jouissons donc, sans aucun doute, d'une plus grande liberté; d'une émancipation et d'une indépendance personnelles que nos ancêtres ne connaissaient pas.  Par contre, nous sommes tous devenus, plus au moins, des esclaves du progrès technique et économique, du bien-être matériel, de l'argent, de la consommation, de nos exigences de confort, de nos besoins artificiels et induits par la publicité, la mode, les médias, qui manipulent d'une façon subtile et sournoise notre psychisme et altèrent donc notre liberté.   

En ce monde moderne qui est le nôtre, serons-nous capables d’échapper à cet esclavage généralisé et de conserver ou de récupérer la condition d’hommes et de femmes libres et libérés que le Maître de Nazareth a laissé en héritage à ses disciples ?


BM